Parmi les néologismes inventés par feu l'historien kényan et omanais Ali Mazrui, « Afrabia » est le plus mémorable. Il s'agissait de sa tentative, inspirée par W.E.B. Du Bois, de délimiter une géographie émancipatrice de l'Afrique qui inclurait la péninsule arabique. Mazrui faisait remarquer que Madagascar — qui est séparée du continent africain par le canal du Mozambique, large d’un peu plus de huit cents kilomètres— est considérée comme faisant partie de l'Afrique, alors que le Yémen, qui n'est qu'à « un jet de pierre » de la Corne de l'Afrique et qui entretient avec elle des liens migratoires, commerciaux et culturels séculaires, n'y appartient pas (Mazrui, 1986, p. 28-9; Mazrui, 1992). Mazrui, qui a passé une grande partie de sa carrière à réfléchir sur l'histoire et l'avenir communs de l'Afrique et du monde arabe, a également popularisé le terme « afro-arabe ». Il a utilisé ce concept pour décrire non seulement les « Arabes noirs » ou ce qu’il appelle les « Afrabes », mais aussi pour faire référence à la superposition géographique, au mélange ethnolinguistique et aux projets de solidarité des années 1970 et 1980 qui ont tenté de promouvoir la coopération interrégionale et de combiner les nationalismes panafricain et panarabe (Amin, 1986; Akinsanya, 1976).

Ce numéro de Souffles prend comme point de départ le concept de Mazrui d’afro-arabe afin d’examiner une série de rencontres et de phénomènes allant des legs de l'esclavage aux tentatives coloniales d'institutionnaliser « l'Africain » et « l'Arabe » en tant qu'identités politiques distinctes, en passant par les tentatives d’élaboration d'un nationalisme afro-arabe qui associe l'arabisme à la pensée politique panafricaine. Le terme « afro-arabe » est certes contesté, souvent critiqué pour considérer l'afro-africain comme a priori séparé et distinct de l’arabe. Il s'agit également d'une désignation très contingente et changeante (Villa-Vicencio, Doxtader, & Moosa, 2015; Mayyas, 2023). Julius Nyabenda montre dans ce dossier comment la signification de « afro-arabe » au Kenya a muté depuis l'époque coloniale, de sorte que le terme fait aujourd'hui référence à une fraction spécifique de l’élite — la partie Waungwana de la classe supérieure dans la région côtière du Kenya — mais pas aux raïas de la classe inférieure. L’afro-arabe évoque donc un vaste ensemble de convergences et d'identités sur le continent et dans la diaspora. L'historienne Amal Ghazal propose de parler de « continuum afro-arabe » pour rendre compte de cette multitude de rencontres et de projets politiques.

Le fantôme de Hegel

Si la frontière entre l'Afrique et le monde arabe est un artefact politique, les essais de ce numéro examinent comment l'« afro-arabe » est également une construction, et constitue invariablement une réponse politique à l’ingénierie sociale coloniale. Ce sont les colonisateurs européens qui, les premiers, ont décidé que la mer Rouge et le Sahara devaient être des frontières ou des divisions. Il y a plusieurs décennies, Ali Mazrui a retracé la trajectoire incongrue du mot Afrique/Ifriqiya (Mazrui, 1986, p. 25) qui désignait autrefois la côte nord de l’Afrique en berbère/amazigh, s’est transformée en Africa et a été adoptée par les Afrikaners à l’extrémité sud du continent, puis a fait l’objet de réappropriation par des penseurs afro-américains qui ont conçu l’Afrique comme allant du Caire au Cap. Pourtant, aujourd’hui, le terme en est venu à désigner l’Afrique située au sud du Sahara. Le parcours du nom reflète ainsi les luttes historiques au sein du continent et de la diaspora africaine à propos de la manière de définir et de délimiter la masse continentale africaine. Le tracé des frontières intérieures et extérieures de l’Afrique a des répercussions politiques, sociales et culturelles, définissant non seulement les limites de la citoyenneté et de l’inclusion, mais aussi les schémas d’exclusion raciale et de domination.[1]

La vision européenne du Sahara comme une ligne partageant l’Afrique est souvent imputée à Hegel, qui déclara que « l’Afrique... n’est pas une partie historique du monde ; elle n’a pas de mouvement ou de développement à montrer ». Le philosophe allemand divisait l’Afrique en trois régions : l’Afrique du Nord, qu’il appelle « l’Afrique européenne » ; l’Afrique du Nord-Est, qu’il nomme « le pays du Nil » ; et enfin « l’Afrique proprement dite », le territoire situé au sud et à l’ouest, qui approvisionnait la traite transatlantique en esclaves. Hegel affirmait : « L'Afrique proprement dite, aussi loin que remonte l'histoire, est restée fermée, sans lien avec le reste du monde » (Hegel, 1975, 173-5). La division du monde par Hegel entre « les gens qui ont une histoire » et ceux qui n’en ont pas, sa segmentation de l’Afrique et la séparation de la partie nord du reste du continent allaient façonner les politiques coloniales, les disciplines académiques et des générations de chercheurs en Europe, en Amérique et au-delà.[2]

Même les chercheurs africains ont reproduit les catégorisations de Hegel. Dans L’invention de l’Afrique (1988), la principale somme d’histoire intellectuelle de philosophie africaine, le penseur congolais Valentin Mudimbe a soutenu que la production de connaissances en Afrique dépendait des langues occidentales et de la « bibliothèque coloniale », qui fournissait des cadres conceptuels à la pensée africaine postcoloniale. Cependant, comme l’observe le chercheur sénégalais Ousmane Kane, Mudimbe n’a pu parvenir à cette conclusion qu’en ignorant l’Afrique du Nord et la « bibliothèque islamique » — la multitude de textes écrits en arabe et en ‘ajami à travers le Sahel et le Sahara, à partir du XVIe siècle (Kane, 2016, p. 18).

En tant que figure pionnière de la science raciale, Emmanuel Kant a poussé ces divisions encore plus loin au XVIIIe siècle (Mills, 2017). Le philosophe allemand a ainsi élaboré une hiérarchie raciale formelle soulignant l’importance de la couleur de la peau comme preuve de supériorité ou d’infériorité. Il divise l’humanité en quatre catégories : « 1/ la race blanche ; 2/ la race nègre ; 3/ la race hun (mongole ou kalmouk) ; et 4/ la race hindoue ou hindoustanie », avec les Arabes, les Maures, les Persans et les Turcs-Tatars considérés comme des sous-catégories de la race blanche. La hiérarchie des races élaborée par Kant reflète ainsi son ambivalence à l’égard des Arabes et des musulmans. Tout en dénigrant les races orientales, blanches et non blanches, il a écrit des textes positifs sur l’islam et les Arabes, qu’il considérait comme blancs (Battersby, 2007, p. 75-77). Cette ambivalence à l’égard de l’Afrique du Nord résonnera à travers les siècles. Kant et Hegel étaient équivoques quant au statut racial des Nord-Africains (appelés alternativement Maures, Arabes, Berbères), mais ils les considéraient comme différents des populations vivant au sud du Sahara. Les spécialistes européens de la race n’ont ainsi jamais pu se mettre d’accord sur les critères spécifiques permettant de définir le concept de « race », encore moins sur le bon classement hiérarchique. Qu’il s’agisse de « la couleur de la peau, des traits du visage, de l’origine nationale, de la langue, de la culture, de l’ascendance » (Lopez, 2006, p. 2) ou de la conscience collective et des opinions politiques, la position raciale exacte des Nord-Africains a toujours été controversée. Mais il est généralement admis qu’ils se situent en dessous de l’Européen et au-dessus de l’Africain noir.

Ces distinctions raciales devaient dès lors inspirer les modèles coloniaux de gouvernement. La ségrégation des races en fonction de leur capacité raciale-civilisationnelle présumée est devenue la logique fondamentale de la gouvernance coloniale du XIXe siècle. En Afrique du Nord, jusque dans les années 1930, les administrateurs coloniaux français ont écrit des ouvrages affirmant que les Arabes et les Berbères étaient des races distinctes, ces derniers étant considérés comme blancs, indigènes et laïques, donc plus favorables à la mission civilisatrice française que les colons arabes orientaux (Ageron, 1960; Gross & McMurray, 1993). Le Soudan allait devenir un point chaud pour les administrateurs coloniaux, en tant que territoire à cheval sur l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale, avec une longue histoire de métissage ethnique. Les Britanniques ont commencé par séparer les populations en catégories « Arabes orientaux » et « Africains indigènes », avant de développer une politique d’administration indigène dans laquelle le Nord et le Sud étaient gouvernés selon des logiques différentes, reflétant supposément les aptitudes naturelles des deux régions. Cette politique a atteint son apogée en 1930, lorsque les Britanniques ont adopté la « politique du Sud », qui visait à réglementer les mouvements et les interactions entre le Sud « africain » et le Nord « arabe » du pays, afin de protéger le Sud des intentions économiques et politiques néfastes de leurs compatriotes du Nord (Collins, 1983). Comme le montrent les articles de ce numéro thématique, des politiques similaires ont été adoptées au Kenya, à Zanzibar et en Mauritanie.

On sait moins que la séparation conceptuelle coloniale entre l’Africain du Nord (Maure, Berbère ou Arabe) et le Subsaharien (Nègre) a traversé l’Atlantique. Dans les plantations américaines, par exemple, selon qu’un esclave musulman et arabophone soit d’origine nord-africaine ou sahélienne, ou qu’il vienne d’« Afrique noire » et ne soit pas musulman, déterminait sa place dans la hiérarchie de la plantation. Comme le souligne l’historien Michael Gomez, le rôle des esclaves musulmans et de l’islam dans l’Amérique coloniale et de l’époque antebellum « dans le processus de stratification sociale au sein de la société afro-américaine dans son ensemble (...) a contribué de manière significative au développement de l’identité afro-américaine » (Gomez, 1998, p. 60).

On estime que dix pour cent des esclaves amenés en Amérique étaient musulmans, dont beaucoup étaient d’origine fulbe, mandé et sénégambienne, dont les traits, selon la thèse hamitique coloniale, étaient considérés comme plus proches des Européens que des Africains. Les propriétaires d’esclaves américains considéraient les esclaves musulmans « comme des personnes plus intelligentes, plus raisonnables, plus attrayantes physiquement et plus dignes » (Puckett, 1926, p. 528-9). En raison de cette conception, les esclaves musulmans aux États-Unis étaient souvent placés dans des positions de pouvoir par rapport à d’autres esclaves non musulmans, leur valant la méfiance des autres Africains et renforçant la construction sociale de leur différence.[3]

L’heure afro-arabe

Les politiques coloniales et l’esclavage transatlantique ont affermi la position du Sahara en comme marqueur de division raciale et géographique. Au début de la décolonisation, l’un des objectifs des mouvements anticoloniaux était de remettre en question, voire de renverser, les cartographies impériales. Les principaux acteurs « moyen-orientaux » sur le continent africain, tels que l’Égypte de Nasser, la Libye de Mouammar Kadhafi et l’Algérie du Front de libération nationale (FLN), se considéraient eux-mêmes comme évoluant dans un contexte africain, tout comme de nombreux intellectuels et publics tiers-mondistes. Comme l’a observé Mazrui, Haïlé Sélassié d’Éthiopie et Nasser d’Égypte ont tous deux cherché à « réafricaniser » leurs pays. Dès son arrivée au pouvoir, par exemple, Gamal Abdel Nasser a déclaré que l’Égypte appartenait à « trois cercles » : arabe, africain et islamique. Le président égyptien a aligné Le Caire sur l’Union soviétique pendant les deux décennies de son règne et a soutenu les mouvements de libération de l’Algérie à la Rhodésie, en passant par la révolution de Zanzibar, où les Africains se sont soulevés contre une élite dirigeante afro-arabe. La plupart des nouveaux États africains indépendants, dirigés par Julius Nyerere (Tanzanie) et Kenneth Kaunda (Zambie), avaient une vision du panafricanisme qui incluait l’Afrique du Nord.

Le sens du panafricanisme et de l’unité devait inspirer de nombreux débats. Le leader égyptien, Kwame Nkrumah du Ghana et Sékou Touré de Guinée appartenaient à l’école de Casablanca, plus radicale, qui appelait à l’unité africaine, à une armée panafricaine et soutenait le FLN contre la France. L’école de Monrovia, plus conservatrice, à laquelle appartenaient le Nigeria, le Sénégal et le Cameroun, leur était opposée. Elle mettait l’accent sur la souveraineté étatique africaine plutôt que sur le pan-nationalisme, soutenant même la France en Algérie. Kamuzu Banda, du Malawi, se méfiait de l’interventionnisme de Nasser et souhaitait un « panafricanisme subsaharien ». Israël rivalisait également avec l’Égypte pour s’attirer les faveurs des dirigeants africains. Nkrumah, à la fois allié et rival de Nasser, était conseillé par l’intellectuel trinidadien ex-communiste George Padmore, favorable au sionisme et à l’établissement de liens avec Israël pour contrer les ambitions égyptiennes. Il invita Golda Meir à s’adresser à la Conférence de tous les peuples africains à Accra en 1958.

Au début des années 1960, le projet académique panafricain finit par trouver sa place dans les universités africaines, en particulier à l’université de Makerere en Ouganda et à l’université de Dar es Salaam en Tanzanie (et, dans une moindre mesure, au Comité de solidarité des peuples afro-asiatiques à Zamalek, au Caire). Avec le basculement de l’Égypte dans l’orbite américaine et l’ascension de Sadate, les marxistes panafricanistes égyptiens comme Samir Amin se sont tournés vers Dakar où, en collaboration avec l’universitaire malawite Thandika Mkandawire et d’autres, Samir Amin a contribué à la création du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA) en 1973. Amin a travaillé en étroite collaboration avec l’éminent historien Hilmi Sharaway, auteur de Afro-Arab Times, pour traduire des ouvrages classiques en arabe et pour faire participer des universitaires arabes à des débats autour du panafricanisme (Sharawy, 2005).

La division entre l’Afrique du Nord et l’Afrique s’est institutionnalisée encore davantage lorsque les institutions internationales ont adopté et élaboré des politiques fondées sur la catégorie de l’« Afrique subsaharienne » (au lieu des termes précédents de l’« Afrique tropicale » et de l’« Afrique noire »). Malgré les critiques des universitaires africains (Camara, 2005), cette catégorie constituera la base de l’approche des Nations unies, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international à l’égard du continent. Les Nations unies considèrent toujours 46 des 54 pays d’Afrique comme subsahariens, à l’exclusion de l’Algérie, de Djibouti, de l’Égypte, de la Libye, du Maroc, de la Somalie, du Soudan et de la Tunisie (“About Africa”). Pour une raison ou une autre, l’Érythrée est considérée comme un pays subsaharien, alors que son voisin Djibouti ne l’est pas. La langue, la race et l’ethnie, les caractéristiques géographiques, ainsi que le niveau de développement économique ont tous été avancés pour expliquer la classification d’un pays, mais ces raisons correspondent rarement au tri réel qui a été opéré des pays. Pour la Banque mondiale, la Mauritanie, qui est située en grande partie dans le Sahara, est classée comme « subsaharienne ». La Somalie et Djibouti, situés dans la Corne de l’Afrique, sont classés dans la catégorie « Moyen-Orient ». Il convient de rappeler que la Banque mondiale avait autrefois placé l’Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid dans la catégorie MENA, mais que lorsque le pays est passé à un régime à majorité noire, il a été placé dans la catégorie « subsaharienne » (“What is sub-Saharan Africa?”). Les organisations africaines, telles que l’OUA et la Banque africaine de développement, tentent depuis les années 1960 de s’opposer à ces désignations exogènes, préférant parler d’organisations régionales telles que la Communauté de l’Afrique de l’Est et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest comme de leurs « éléments constitutifs ».

Les intellectuels africains et arabes ont également tenté de redessiner la géographie de l’Afrique. Dans un article fondateur publié au début de ce siècle, Achille Mbembe a plaidé pour une approche cosmopolite (« afropolitaine ») de l’expérience africaine — incluant l’Afrique du Nord — en commençant par une reconfiguration des géographies qui continuent de structurer l’étude du continent (Mbembe, 2000). Mbembe attire l’attention sur la longue histoire des échanges, par de multiples voies anciennes, reliant l’Afrique du Nord à l’Afrique subsaharienne malgré — ou plus exactement à cause de — l’existence du désert du Sahara. Au cours de la dernière décennie, plusieurs initiatives ont émergé sur le continent africain — à Dakar, Johannesburg, Rabat et Kampala — cherchant à reconnecter les études africaines aux études moyen-orientales, dans le but de combler le fossé saharien. Des chercheurs du Nord et du Moyen-Orient soulignent de plus en plus les multiples façons dont leurs (sous-)régions sont liées à l’Afrique, notamment par la langue et l’identité. Les principales ethnies d’Afrique du Nord s’étendent profondément en « Afrique subsaharienne ». L’arabité déborde largement les frontières de la région MENA, jusqu’au nord du Nigeria, au Tchad, à la Somalie, à la côte swahilie et à Zanzibar. De même, l’identité et le nationalisme amazighs s’étendent vers le Sahel — jusqu’au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Par ailleurs, il est impossible de dissocier le Golfe et les zones littorales de l’Afrique de l’Est de l’océan Indien, compte tenu de leurs longues histoires interconnectées (Green, 2014).

Études afro-arabes ?

Depuis son premier numéro en 1966, Souffles s’est demandé comment situer simultanément le Maghreb en Afrique et dans le monde arabe. Jusqu’à sa fermeture en 1972, Souffles a été un forum dynamique où l’on discutait des idées de Senghor, Fanon, Amílcar Cabral et de la poésie d’Adonis et de Mahmoud Darwich. Les essais de ce numéro reviennent sur certaines des questions abordées par Souffles — sur la langue arabe et l’identité, la négritude contre le fanonisme, la signification du Sahara pour les nationalistes — et montrent comment l’idée d’« afro-arabe » est historiquement contingente et construite de manière concurrente par différents acteurs politiques et universitaires. Les contributions dans ce dossier thématique abordent quatre grands thèmes :

  1. les héritages de l’esclavage,
  2. la solidarité anticoloniale et les héritages coloniaux,
  3. les rencontres idéologiques et littéraires entre les nationalismes africain et arabe,
  4. le projet d’études afro-arabes.

Sur le racisme et l’esclavage, Afifa Ltifi examine les héritages sémantiques de l’esclavage en Tunisie et la façon dont les noms hérités par les Tunisiens noirs renforcent « l’invisibilité et l’infériorité ». Constatant l’absence des Tunisiens noirs dans les manuels scolaires et l’enseignement public, Houda Mzioudet raconte l’histoire de Zohra Hamdiyya, une femme noire originaire de la ville-oasis de Ghibili, dans le sud-ouest du pays, qui est devenue la première infirmière de Tunisie. Zineb Faidi fournit un compte-rendu ethnographique des pratiques gnaoua dans la ville d’Essaouira, au Maroc, se demandant comment les impératifs mercantiles façonnent les récits gnaoua et si les Gnaoua n’existeraient pas au confluent des « influences afro-arabes ». En examinant l’agitation anticoloniale dans le Paris des années 1920, Oumar Ba attire l’attention sur Lamine Senghor, tirailleur et communiste sénégalais, qui a fondé la Ligue contre l’impérialisme, mobilisant des personnes issues de colonies aussi distantes les unes des autres que l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie pour protester contre la guerre du Rif. Baba Adu examine comment l’État mauritanien postcolonial a choisi de s’aligner sur le monde arabe et a adopté un cadre idéologique islamique et des politiques d’arabisation pour résoudre la division entre Arabes-Mauritaniens et Afro-Mauritaniens. De même, Julius Nyabenda étudie l’évolution des perceptions de l’identité afro-arabe à Lamu et à Mombasa.

En ce qui concerne la pollinisation idéologique croisée, Nathaniel Matthews analyse le parti socialiste Umma de Zanzibar, fondé par Abdulrahman Babu et d’autres gauchistes afro-arabes dissidents, à la veille de la révolution zanzibarienne de 1964, dans le but de marier le marxisme au panafricanisme et à l’arabisme. Hisham Aidi examine l’influence de Léopold Senghor sur le discours intellectuel et politique marocain, en particulier le rôle central du poète sénégalais dans le Forum afro-arabe lancé dans la ville d’Asilah en 1980. Ben Jones s’intéresse au nationalisme arabe saharien de l’érudit et poète libyen Muhammad Qashat, qui valorise l’écologie du désert, la langue, la lignée et les liens raciaux.

Kribsou Diallou s’intéresse à l’activisme politique et à la production littéraire du romancier et communiste nubien Mohamed Khalil Qassem, qui a passé quinze ans en prison et a publié le roman Al-Shamandura [La Bouée] en 1968. Zeyad El Nabolsy examine les parallèles entre la pensée d’Amílcar Cabral et celle de l’écrivain palestinien Ghassan Kanafani (deux théoriciens au cœur du projet Souffles-Anfas), ainsi que l’importance qu’ils accordaient à l’analyse de classe dans la lutte contre le colonialisme. Les deux penseurs estimaient ainsi que les dirigeants de la première vague de mouvements d’indépendance n’ont pas compris que l’émancipation de la trame coloniale n’était pas dans l’intérêt de tous les membres des sociétés colonisées.

Enfin, l’objectif de ce numéro de Souffles est également de réfléchir au domaine émergent des études afro-arabes, d’envisager comment écrire l’« afro en arabe », sans répéter ou alimenter les catégories (néo)coloniales et les récits occidentaux. À cette fin, l’article de Zakia Salime passe en revue les écrits américains récents sur la « question raciale » en Afrique du Nord, proposant des voies pour décoloniser le débat sur la race, en partie en attirant l’attention sur les études marocaines qui ont précédé la récente découverte du sujet par l’Occident. La réflexion d’Amal Ghazal sur les études afro-arabes dans le Golfe porte également sur la manière dont des initiatives récentes au Qatar et dans les Émirats arabes unis tentent de converser de manière transrégionale, au-delà de la mer Rouge et de l’océan Indien. Dans notre entretien d’auteure, Touria Khannous évoque son dernier ouvrage, Black-Arab Encounters in Literature and Film (2021), qui constitue un examen approfondi des « complexités raciales du monde arabe » à travers la représentation des Africains noirs dans la littérature et le cinéma arabes.

Bibliographie :

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Camara, B. (Sep. 2005). The Falsity of Hegel’s Theses on Africa. Journal of Black Studies: 82-96.

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[1]Pour en savoir plus sur les frontières entre les études sur le Moyen-Orient et les études africaines dans les universités américaines, voir Hisham Aidi et al, "And the Twain Shall Meet : Connecting Africa and the Middle East" POMEPS Studies 40 - Africa and the Middle East : Beyond the Divides (juin 2020).

[2] Aussi récemment que 1965, l'historien Hugh Trevor-Roper d'Oxford déclarait que « l'Afrique était enveloppée de ténèbres - comme l'histoire de l'Amérique pré-européenne et précolombienne, et les ténèbres ne sont pas un sujet pour l'histoire ».  Et d'ajouter : « Peut-être qu'à l'avenir, il y aura une histoire africaine à enseigner. Mais pour l'instant, il n'y en a pas, ou très peu : il n'y a que l'histoire des Européens en Afrique ». Cité dans Jacqueline Ki-Zerbo, UNESCO General History of Africa, Vol. I, Abridged Edition: Methodology and African Prehistory (1990), p. 12.

[3]Dans son livre Prince Among Slaves, qui traite de la vie d'un esclave musulman important, Ibrahima Abdal Rahman, Terry Alford note que les esclaves musulmans étaient utilisés comme « chauffeurs, surveillants et serviteurs confidentiels, ce que leur nombre ne justifiait pas » (Alford, 1986).