Le poète-président sénégalais, Léopold Senghor, et le psychiatre-philosophe martiniquais, Frantz Fanon, partageaient tous deux un vif intérêt pour l'Afrique du Nord ainsi que des visions contradictoires de la relation entre « Arabes et Noirs. » Le Maroc allait jouer un rôle important dans leur formation intellectuelle et leurs trajectoires politiques. L'expérience de Fanon au sein de l'Armée française de Libération stationnée à Casablanca pendant la Seconde Guerre mondiale, allait marquer sa pensée politique. En 1953, après avoir terminé son service militaire et ses études, le médecin martiniquais avait contacté Senghor dans l'espoir de trouver un emploi au Sénégal, mais sans réponse de sa part, il s'était finalement rendu à Blida, en Algérie. Alors que la lutte algérienne se transformait peu à peu en guerre, Fanon se rendit à plusieurs reprises au Maroc pour des réunions et des formations. C'est à Oujda, en juin 1959, que Fanon subit de graves blessures, à la suite d'un accident de voiture suspect, qui le laisseront temporairement paralysé, et affecteront gravement sa santé.
Senghor, ami proche du roi Hassan II, se rendait régulièrement au Maroc dans les années 1970 jusqu’à la fin des années 1990. Il intervenait lors de conférences et d'événements médiatiques, s’exprimant notamment sur les continuités et les similitudes entre le Sénégal et le royaume d'Afrique du Nord, et vantant les deux pays comme des modèles de « métissage de civilisations ». Les historiens ont souligné les parallèles entre le Maroc et le Sénégal, relevant la persistance de l'héritage colonial français (la manière dont les politiques coloniales mises en œuvre au Maroc ont souvent été expérimentées au Sénégal), la centralité du soufisme, et l'accent mis sur la diplomatie religieuse et la capacité institutionnelle des tariqas soufies, qui, dans les deux pays, jouent un rôle comparable à celui des partis politiques (Segalla, 2009). Les chercheurs ont depuis longtemps observé comment l'image que le Maroc se fait de lui-même est notamment façonnée par ses relations avec l'Espagne et al-Andalus, ainsi que par la circulation du discours et du symbolisme religieux entre le Maroc et le Sénégal, où le discours politique sénégalais décrit le Maroc comme un miroir ou une source (Aidi, 2006; Benaboud, 2015; Seck, 2015). Or le discours politique marocain tend également à parler du Sénégal comme d'un miroir et d'une source politique. Le credo du Maroc comme arbre enraciné en Afrique mais ouvert sur l’Europe, rappelant les appels de Senghor à « l’enracinement et l’ouverture », est né lors du Forum annuel afro-arabe (al-muntada al-arabi al-ifriki) lancé en 1980 à Asilah par le diplomate marocain Mohammed Benaissa. Le discours dominant de l'afro-convivencia – lequel situe le Maroc comme enraciné au Sahel, mais s'étendant jusque la péninsule Ibérique, et dépeint le royaume comme un miroir et une extension de l'Espagne et du Sénégal – a trouvé son expression moderne à Asilah grâce au dialogue entre intellectuels arabophones, hispanophones et africains.
Maghreb noir
Depuis l’après-guerre, le panafricanisme nord-africain a eu tendance à osciller entre Fanon et Senghor, au gré des circonstances politiques. En 1944, alors que Fanon, âgé de dix-neuf ans, était stationné près de Casablanca, sa division de la France libre était organisée hiérarchiquement : volontaires européens et combattants des colonies antillaises placés au sommet, fantassins sénégalais et subsahariens en bas, et troupes marocaines et algériennes entre deux. Parfois, les commandants français « blanchissaient » l’armée, excluant les troupes sénégalaises et ne prenant que des combattants marocains et algériens, ou, mieux encore, uniquement des maquisards français. Les pratiques raciales dont Fanon fut témoin au sein de l’armée en Afrique du Nord coloniale l’inspirèrent à appeler à un anti-impérialisme panafricain, fondé sur la solidarité entre « Nègres et Arabes ».
Dans son récent ouvrage, Maghreb Noir, l'historienne Paraska Tolan-Szkilnik décrit la manière dont les capitales nord-africaines furent des foyers dynamiques du panafricanisme, du milieu des années 1950 jusqu’au début des années 1970. De 1956 à 1961, lorsque le Maroc faisait partie du Mouvement des non-alignés et du « bloc de Casablanca », Rabat abrita divers mouvements de libération (Tolan-Szkilnik, 2024). Le théoricien et révolutionnaire bissau-guinéen Amílcar Cabral et le poète et révolutionnaire angolais Mario de Andrade, du MPLA, étaient tous deux basés dans la capitale marocaine. Nelson Mandela et Frantz Fanon participaient à des camps d'entraînement à Oujda. Pendant près de deux décennies, Rabat, Alger, Tunis et Le Caire furent, à différentes époques, des centres de mouvements de libération africains et de réseaux intellectuels panafricanistes. Dès son arrivée au pouvoir en 1961, le roi Hassan II entreprit de faire évoluer le royaume, l'éloignant du mouvement des non-alignés pour le rallier au camp pro-américain. Les mouvements de libération africains et les intellectuels panafricains allaient quitter le Maroc. Ce tournant politique et la répression des manifestations étudiantes et ouvrières de 1965 allaient inciter les intellectuels marocains de gauche à lancer la revue Souffles, une publication panafricaine tricontinentale, dont le premier numéro parut à Rabat en 1966. Souffles (Anfas en arabe) fut lancé par une poignée d'écrivains et de poètes marocains à Paris, qui collaboraient avec Présence Africaine. Les fondateurs de Souffles – les poètes Abdelatif Laâbi, Mustafa Nissabouri, Mohammad Khaïr-Eddine, Mohammed Melihi, Mohamed Chabaa et Farid Belkahia – considéraient les penseurs martiniquais Aimé Césaire et Frantz Fanon comme des « frères aînés », mais c'est surtout la théorie de Fanon sur la culture nationale et la libération qui les stimula le plus. La pensée de Fanon allait devenir centrale dans le projet Souffles-Anfas.
En dialogue avec des écrivains d'Afrique francophone et lusophone, de France et des Caraïbes, Souffles s'est imposé comme une publication phare de la gauche marocaine et une plateforme de débats sur la définition de l'Afrique et la signification de la Négritude. Le collectif Souffles a soutenu la critique de Senghor par Fanon. Fanon reconnaissait qu'en affirmant un passé noir, la Négritude pouvait aider les Africains colonisés à développer une image positive d'eux-mêmes. Il reconnaissait que les écrits d'Aimé Césaire avaient contribué à susciter un éveil politique chez les Antillais. Toutefois, Fanon trouvait que le langage de la Négritude était réducteur et renforçait certains stéréotypes coloniaux ; bien que la connaissance de l'histoire noire soit inspirante, parler d'un « passé mythique » semblait contre-productif. Dans Les Damnés de la Terre, Fanon observe que vanter la grandeur de la civilisation songhaï ne servirait guère les Songhan exploités. En privilégiant la « race » et en ignorant les conflits de classes, la Négritude a favorisé le pouvoir bourgeois et, par extension, le néocolonialisme.
Certes, Aimé Césaire – inventeur de la notion de Négritude – fut également une référence majeure pour le collectif Souffles. Le poème explosif de Mohammed Khaïr-Eddine, « Nausée Noire », paru en 1964 et consacré à un chef d’État brutal, fut clairement influencé par le poème classique de Césaire, le Cahier de Retour. Mais quant au débat sur la Négritude, la revue Souffles soutint fermement la critique de classe émise par Fanon, publiant plusieurs critiques de panafricanistes marxistes. La plus connue fut le discours du poète haïtien René Depestre au Congrès culturel de La Havane en janvier 1968, intitulé « Le Cours sinueux de la Négritude ». De même, en avril 1966, le regretté critique d’art marocain Abdullah Stouki rédigea une critique acerbe du Festival international des arts nègres de Dakar organisé par Senghor. Il déplora l'absence de voix progressistes comme Paul Robeson et la militante anti-apartheid Miriam Makeba, soulignant que Senghor organisait un festival sous le patronage du général de Gaulle et de John F. Kennedy. Senghor répondrait aux « fanonistes » qu'il considérait que les valeurs culturelles étaient conditionnées par la géographie, l'histoire et le groupe ethnique et racial, ajoutant que la race ne constitue non pas une communauté physique, mais une communauté culturelle.
La rivalité entre le camp panafricain continental de gauche et le camp pro-occidental inspiré par la Négritude s'est manifestée – et se manifeste encore – au travers de l’organisation de festivals culturels. Le festival culturel panafricain d'Alger en juillet 1969 fut organisé en partie en réponse au festival de Senghor à Dakar. Un manifeste culturel panafricain de 3 000 mots a été reproduit dans Souffles, critiquant la division de l'Afrique par Senghor en une zone « berbéro-arabe » (avec ses « vertus bédouines ») et un « monde négro-africain ». Dans un message enregistré de 40 minutes, Ahmed Sékou Touré de Guinée, rival de Senghor, a rejeté l'idéologie du président sénégalais. La réponse à Sékou Touré a été lue par l'éminent diplomate sénégalais Mohtar M'Bow, qui deviendra plus tard directeur général de l'UNESCO et proche collaborateur de Léopold Senghor et du roi Hassan II. M’Bow soutenait que la Négritude constituait un pont intellectuel et politique entre l’arabisme et le « monde négro-africain ». Ces tensions éclatèrent à nouveau huit ans plus tard, lorsque le Nigéria décida d’accueillir le deuxième Festival mondial des arts et de la culture noirs et africains (FESTAC 77), suite au festival de Dakar. Dès le départ, Senghor exigea que les États d’Afrique du Nord n’aient qu’un statut d’observateur au festival. Son ministre de la Culture déclara que le Sénégal boycotterait l’événement s’il n’était pas limité aux seuls pays noirs. Le général Obasanjo du Nigéria, cependant, souhaitait que les États d’Afrique du Nord participent en tant que membres à part entière, et les responsables nigérians – comme le rapporta le New York Times – accusèrent les Sénégalais de faire preuve d’un « fanatisme racial au sens le plus nauséabond du terme » (Darnton, 1976). Il a depuis été suggéré que Senghor s’opposait à la participation des États d’Afrique du Nord en raison d’une prétendue agitation politique algérienne[1].
En 1972, Souffles se retrouva forcé à mettre la clé sous la porte et ses rédacteurs furent arrêtés. La gauche panafricaine fut réprimée dans toute l'Afrique du Nord. Les Black Panthers quittèrent l'Algérie ; Samir Amin, David Dubois et les marxistes quittèrent Le Caire pour Dar es-Salaam, puis Dakar. Souffles se trouvait au cœur du débat sur le panafricanisme. Après sa fermeture, pendant plusieurs années, il y eut peu d'autres organisations panafricaines en Afrique du Nord, et peu de liens intellectuels entre le Maroc et le reste de l'Afrique – jusqu'à la fin des années 1970, lorsqu'une nouvelle initiative fut lancée à Asilah, centrée sur Léopold Senghor.
Du Caire à Asilah
À la fin des années 1970, alors que les États d'Afrique du Nord viraient à droite de vers le camp américain, un nouveau discours panafricaniste centré sur l'identité et la civilisation commença à émerger – brièvement en Égypte, mais surtout au Maroc. En février 1967, Senghor avait été invité en Égypte par Gamal Abdel Nasser, où il avait donné une conférence à l'Université du Caire sur les fondements de l'Africanité[2]. Senghor affirmait que la plupart des dirigeants africains concevaient l'unité africaine comme fondée sur l'anticolonialisme. Or selon lui, il ne s’agissait pas d’un fondement proactif et positif pour l'unité. Senghor souhaitait identifier des valeurs communes à tous les Africains. Le président sénégalais expliqua que les fondements de l'Africanité étaient essentiellement culturels, issus de la « symbiose complémentaire des valeurs de l'Arabité et de la Négritude ». Il distinguait sa vision de la civilisation africaine de la politique anticoloniale du bloc de Casablanca, insistant sur le fait qu'« Arabe et Nègre » n'étaient que des manières différentes d'être africain. Le poète-président prenait clairement ses distances avec la vision révolutionnaire de Fanon de la solidarité anticoloniale entre Noirs et Arabes, mais il contredisait aussi subtilement la vision du panafricanisme de l'historien Cheikh Anta Diop. Critique virulent et opposant politique de Senghor, Diop ne traçait pas de frontière culturelle à travers le désert et considérait l'Égypte comme source de la civilisation africaine, et non comme une civilisation distincte. « L'Égypte est au reste de l'Afrique noire ce que la Grèce et Rome sont à l'Occident », écrira Diop (Gray, 1989, p. 20).
Le projet civilisationnel de Senghor reçut un accueil mitigé dans l'Égypte nassérienne. Le président égyptien avait sa propre vision des relations concentriques arabo-africaines-islamiques, fondée sur l'anti-impérialisme. Pourtant, quatre ans plus tard, Senghor se retrouva de retour dans la capitale égyptienne, cette fois à la demande d'Anouar el-Sadate. Le président égyptien d'origine soudanaise fut séduit par les discours de Senghor sur la spiritualité, la symbiose afro-arabe et le pro-occidentalisme. Les deux hommes se lièrent d'amitié et évoquèrent l'idée de créer en Égypte une université francophone portant le nom du poète sénégalais. (L'Université Senghor d'Alexandrie ouvrit ses portes en 1990). Suite à la suspension de l'Égypte de la Ligue arabe en 1979, Sadate et Senghor envisagèrent de créer une organisation internationale afro-arabe.
Au milieu des années 1970, Mohammed Benaissa était un jeune journaliste et fonctionnaire international travaillant pour l'ONU au Ghana, et envisageait de retourner au Maroc pour briguer une fonction politique. Originaire d'Asilah, Benaissa, quadrilingue, avait grandi sous le protectorat espagnol, passé ses années de lycée au Caire grâce à une bourse de la Ligue arabe, et étudié à l'Université du Minnesota au début des années 1960 (aux côtés du futur diplomate ghanéen Kofi Annan). Après avoir obtenu son diplôme universitaire en 1963, Benaissa s'était installé à Harlem, dans l'État de New York, où il avait effectué un stage aux Nations Unies et suivi des cours à la School of International and Public Affairs de Columbia. Benaissa se souvenait souvent de son habitation à l'angle de la 190e rue et Broadway, de ses visites à l'église le dimanche matin et de ses rassemblements nationalistes noirs. Il décrivit ce dimanche après-midi de février 1965, alors qu'il prenait le train pour les Nations Unies, lorsque le train fut soudainement retardé sur la 125e rue, la police envahissant la gare. Un homme monta à bord et cria : « Ils ont tiré sur Malcolm X. »
Benaissa rejoindra ensuite l'Association des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), où il travaillera pendant onze ans à Accra, Rome et Adis-Abeba, en Éthiopie (aux côtés de Kofi Annan). En 1971, il rencontra Senghor à Dakar et noua une amitié, réfléchissant à des pistes pour construire des ponts entre les deux rives du Sahara. En 1976, Benaissa retourna au Maroc, où il occupa les fonctions de conseiller municipal, puis de maire d'Asilah. Il deviendra ensuite ministre de la Culture, ministre des Affaires étrangères et ambassadeur à Washington pendant une grande partie des années 1990, et restera, jusqu'à sa mort en février de cette année-là, un homme d'État chevronné du gouvernement marocain.
En 1978, Benaissa et le peintre Mohammed Melihi, originaire d'Asilah, fondent l'association culturelle Al Mouhit (L'Océan), qui vise à mettre l'art et la culture au service du développement et de la restauration de la vieille ville d'Asilah. Intrigué par l'idée de Senghor et Sadate d'une organisation internationale afro-arabe, Benaissa utilisera l'association pour lancer une initiative locale appelée le Forum culturel afro-arabe (al muntada al thaqafi al arabi al ifriqi), basé à Asilah. Une charte fondatrice sera signée un an plus tard à Amman, en Jordanie, par Léopold Senghor et le prince Hassan de Jordanie, ce dernier étant invité par Benaissa à remplacer le président égyptien. En 1978, Benaissa invitera les artistes et écrivains qui ont quitté Souffles lors de son tournant marxiste en 1967 – Mohammed Melihi, Fareed Belkahia et Tahar Benjelloun – à rejoindre le projet d'Asilah. La sociologue marocaine Fatima Mernissi, l'écrivaine égyptienne Nawal al Saadawi et le Sénégalais Mohtar M'Bow rejoindront également le collectif afro-arabe. Benaissa souligna qu'un jour le Forum d'Asilah pourrait peut-être devenir une organisation afro-arabe plus vaste, mais la première étape consistait d’abord à organiser une conférence annuelle pour construire un réseau intellectuel, des alliances et des archives. La charte fondatrice stipule : « Les recommandations adoptées par le deuxième Forum devraient être prises en compte dans l'élaboration des projets de programmes, notamment celles relatives à la création d'une banque de données et à la coopération arabo-africaine dans le domaine culturel ».
De 1980 à 1999, écrivains, intellectuels et hommes politiques africains, arabes et latino-américains se réunissaient chaque année en août dans cette ville côtière pour un festival culturel, qui comprenait des séances de dialogue présidées par Senghor et Benaissa. Dès le départ, le forum afro-arabe envisageait une géographie tricontinentale similaire à celle proposée par la revue Souffles – avec le Maroc comme pont entre l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine – et s'intéressait vivement à l'influence andalouse parmi « les peuples d'Amérique latine » (Al-Alam, 2008, p. 247). Outre le forum afro-arabe, Benaissa lança un institut d'été, « La Universidad Ibero-Americana-Marroqui al-Mu’tamid Ibn Abbad », visant à relier le Maroc au monde hispanophone, et invitant des écrivains latino-américains comme le romancier brésilien Jorge Amado (Al-Alam, 2008, p. 240)
Berbéritude
Lorsque les historiens de la culture berbère/amazighe abordent la question de l'impact de Senghor sur le Maroc, ils se concentrent généralement sur son amitié avec l'homme politique berbère Mahjoub Aherdane, et plus généralement sur l'influence de la Négritude sur le mouvement culturel amazigh (Peyron, 2022, p. 247; El Guabli, 2022). Senghor a introduit le concept de Berbéritude lors d'un discours prononcé à l'Académie française en 1980.[3] En novembre 1981, le président sénégalais participait à une conférence à Rabat avec divers dirigeants amazighs, dont Aherdane, l'universitaire Mohammed Chafik et Abdelhamid Zemmouri, fondateur de l'Association culturelle amazighe en 1979.[4] Pourtant, tout cela faisait suite au forum afro-arabe, davantage axé sur le lien de la Négritude avec l'Arabité (plutôt que sur l'amazighité), et sur les liens de ces deux identités avec les mondes francophone et hispanophone outre-Atlantique.
L'historien omanais kenyan Ali Mazrui a inventé le terme « afro-arabe » dans les années 1960, mais principalement en référence au Golfe persique et au peuple swahili ; il avait parlé de « négritude arabe », mais faisait surtout référence aux poètes arabes classiques fiers de leur peau foncée. (Benaissa connaissait l'historien kenyan et se référait souvent aux écrits de Mazrui, mais, à son souvenir, leurs chemins ne se sont pas croisés à Columbia au début des années 1960.) À Asilah, une nouvelle conception de la « négritude arabe » allait prendre forme, avec la relation maroco-sénégalaise comme le fondement d'une relation afro-arabe plus large. Comme le dirait Benaissa, Asilah allait être « la germe » d'une « complémentarité » plus large qui briserait « le pseudo-mur du grand Sahara ». Et Senghor – écrirait Benaissa – était un partenaire idéal : Senghor n'était-il pas le premier chef d'État subsaharien à introduire l'arabe dans le système éducatif sénégalais ?[5] Senghor avait imaginé la Négritude comme un universalisme incluant l'arabité ; les deux étaient co-constitutives, l'arabe servant de lien entre les sphères civilisationnelles « négro-africaine » et « arabo-islamique » de l'Afrique.[6] Benaissa espérait qu'Asilah – « cette petite ville afro-arabe » – pourrait ainsi devenir un lieu propice à cette vision, un espace propice au métissage culturel que Senghor appelait de ses vœux depuis longtemps : la co-nnaître.[7]
Dès sa création, le forum afro-arabe décernait le prix Léopold Senghor de littérature africaine. En 1989, il commença à décerner le prix Tchicaya U Tamsi de poésie africaine, du nom du regretté poète congolais. En 1991, ce prix fut décerné au poète haïtien René Depestre, un autre marxiste qui avait critiqué les idées de Senghor dans ses écrits pour Souffles. Le comité d'attribution des prix comprenait le romancier soudanais Tayeb Saleh, le Camerounais Paul Dabei, le Congolais Henry Lopes, le Mauricien Édouard Maunick et le Libanais Charbel Daghel. En 1990, à l'occasion du dixième anniversaire du Forum afro-arabe, une cérémonie fut organisée en l'honneur de Senghor. Une place fut construite dans le centre d'Asilah en son honneur, avec de la terre préparée par le peintre Farid Belkahia. Senghor reçut « le premier certificat » de citoyen d'Asilah. Étaient présents à l'événement le prince Moulay Rachid du Maroc et Federico Mayor, poète espagnol et directeur général de l'UNESCO, qui ont rendu un vibrant hommage à Senghor: « Cette place, d'un côté protégée par de hauts murs anciens qui, si les pierres pouvaient parler, nous raconteraient tant d'histoires, et de l'autre, ouverte sur des rues menant à la mer, autrement dit à d'autres terres, à l'universel – s'appellera désormais place Léopold Sédar Senghor. Toute l'année, hommes, femmes et enfants d'Asilah et d'ailleurs s'y arrêteront. Certains prononceront et répéteront ce nom, sachant qui est Senghor ; d'autres apprendront à le lire et à le prononcer, peut-être pour la première fois. Tous sauront, cependant, que cette place honore un poète dont le mérite essentiel est d'avoir, par son œuvre – traduite dans le monde entier – ouvert au peuple de son Sénégal natal, à tous les peuples d'Afrique et, au-delà de ce continent, à toute la diaspora noire, les chemins de la dignité, malgré les vicissitudes de l'histoire. »[8]
En 1984, le Maroc se retire de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), suite à l'admission de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) comme État membre par cette organisation. Cette décision confère aux relations maroco-sénégalaises une nouvelle urgence. Durant les années 1980 et 1990, Senghor multiplie les échanges diplomatiques, vantant le royaume comme un modèle : un pays qui selon lui, à l'instar de son Sénégal natal, est un brillant mélange de civilisations. C'est dans les années 1980, à Asilah, que se cristallise l’image du Maroc comme arbre enraciné en Afrique de l'Ouest et dont les ramifications se situent en Europe. En avril 1980, lors de l'inauguration de l'Académie royale par le roi Hassan II à Fès, Senghor vante le métissage culturel et biologique du royaume, l'alliance de la «Berbéritude et de l'Arabité ». En mai 1987, lors d'un événement qu'il organisait conjointement pour l'Académie royale marocaine et l'Académie française, Senghor expliqua que son objectif était d'utiliser le Maroc comme un pont pour amener la « civilisation afro-arabe » au monde francophone, célébrant le roi Hassan II comme une figure centrale de l'Afro-Arabie (Senghor, 1987). Le président sénégalais et le monarque marocain étaient amis depuis 1974, unis par leur amour de la langue française, leur opposition au communisme, et bien plus encore. Comme l'observe le philosophe Abdourahmane Seck, « Senghor et Hassan II étaient tous deux obsédés par l'identité et se voyaient comme des passerelles. Ils voyaient qu'ils pouvaient rehausser leur prestige mutuel. Senghor, le père de la Négritude, pouvait renforcer la réputation d'Hassan II en tant que leader panafricain, et le Commandeur des Croyants pouvait consolider celle de Senghor en tant que bâtisseur de nation et dirigeant (chrétien) d'une nation musulmane. »
En 1997, à l’occasion du 90e anniversaire de Senghor, l’UNESCO a publié un livre d’hommages au poète sénégalais, comprenant des contributions d’Aimé Césaire, René Depestre, Tahar Benjelloun et Boutros-Boutros Ghali – l’ancien secrétaire général des Nations Unies – qui remerciera Senghor d’avoir contribué à la dés-isolation de l’Égypte dans les années 1970. Le recueil comprenait également un hommage rendu par le roi Hassan. Le monarque louait l'humanisme du poète-président sénégalais, évoquant plusieurs aphorismes de Senghor : « L'arbre ne tombe pas s'il est l'esprit de l'arbre » (Hassan II, 1997, p. 23). Il citait également une phrase célèbre de l'ouvrage de Senghor sur la Négritude et l'universalisme, paru en 1977 : « Car seul l’homme solidement enraciné dans sa civilisation originaire peut assimiler activement les apports extérieurs, comme l’arbre qui, planté dans un riche humus, s’épanouit, fleurit à l’eau et au soleil » (Senghor, 1977, p. 152). En mars 1986, le jour de la fête du Trône, le monarque marocain, faisant écho à Senghor, avait proclamé : « Le Maroc est un arbre dont les racines plongent profondément en Afrique et qui respire par ses feuilles en Europe » (Hibou & Tozy, 2020).
L'hommage rendu par l'UNESCO est tombé à point nommé. Les années 1990 ont été une période difficile pour la Négritude et, plus généralement, pour les débats civilisationnels. En juin 1993, Samuel Huntington publia son article tristement célèbre, « Le choc des civilisations », lequel décrétait les frontières de l'islam comme étant sanglantes, traçant ainsi une ligne de fracture au Sahara entre civilisations islamique et africaine. Cette thèse allait susciter de nombreuses critiques et inspirer un contre-discours anti-essentialiste. Pourquoi vouloir réduire les civilisations à une essence ou à une « logique civilisationnelle » ? Pourquoi, de toute façon, utiliser la catégorie incroyablement vaste de civilisation ? La Négritude allait faire l'objet de critiques similaires pour son discours civilisationnel et culturaliste. La critique de Fanon allait être ravivée, tandis que la pensée de Senghor allait être jugée essentialiste, en ce qu’elle éludait les questions d'économie politique et d'anti-impérialisme. Avec l'effondrement de l'Union soviétique, les chercheurs commençaient également à s'interroger sur les points de vue des dirigeants africains sur la décolonisation, leur position pendant la guerre froide ainsi que le rôle de Senghor en tant qu’allié « anti-progressiste » des États-Unis et de la France (Bonner, 2024; Dijan, 2005, p. 223-34). Ses détracteurs faisaient référence à une rencontre entre Jimmy Carter et Léopold Senghor en 1978, où ce dernier expliqua au président américain les trois clivages qui déchirent le continent africain : entre francophones et anglophones, entre « Arabes et Noirs », et le plus grave, entre modérés et « progressistes » soutenus par les Soviétiques. Senghor observa que le Sénégal se situait au milieu de cette « ligne de démarcation » arabo-noire, non loin de la ligne de fracture civilisationnelle qui, selon Huntington, divisait les civilisations islamique et noire en Afrique. Le président sénégalais nota que les États « progressistes » d’Algérie et de Libye s’ingéraient au Sahel, au Mali et au Niger, menaçant de « séparer tous ces États », pour tenter de prendre le contrôle des populations arabes locales, alors qu’en réalité, « à peine 5 % des habitants du Sahara sont purement arabes. »[9]
Après septembre 2001, l'opinion publique allait à nouveau évoluer. En novembre de la même année, alors que l'administration Bush adoptait le discours du « choc des civilisations » et déclenchait une guerre en Afghanistan, Kofi Annan appelait au dialogue entre les civilisations pour contrer l'extrémisme, ce qui aboutit à la création de l'Alliance des civilisations de l'ONU en 2005, sous l'impulsion de l'Espagne et de la Turquie. Les appels de Senghor au dialogue, à la réciprocité et à la « civilisation de l'universel » allaient trouver un nouveau public et être perçus comme un antidote à la rhétorique du « choc des civilisations ». Au Maroc, avec l'adoption du discours du soufisme et de l'afro-convivencia, les idées de Senghor furent débattues au forum afro-arabe d'Asilah,[10] au festival Gnaoua et aux nouveaux festivals andalous de Fès et d'Essaouira, tous inspirés par le festival d'Asilah. Alors que le Maroc se préparait à réintégrer l'Union africaine en 2017, les liens historiques du royaume avec le Sénégal et le Sahel étaient à nouveau célébrés.
La pensée de Senghor a nourri de nombreux courants intellectuels au Maroc. Le poète et homme politique amazigh Mahjoube Aherdan organisait des rencontres sur la culture amazighe. Senghor écrivit un épilogue au poème épique d'Aherdane « Iguider ou le mythe de l'Aigle » (1990), affirmant que la symbiose entre la Berbéritude et l'Arabité de l'écrivain marocain reflétait une forme d'humanisme africain. Le poète sénégalais observerait aussi curieusement qu’avant l’arrivée des Phéniciens, des Romains, des Grecs et des Arabes en Afrique, les populations africaines n’étaient pas divisées en Blancs et Noirs, mais plutôt en « Grands Africains » qui vivaient en Afrique du Nord jusqu’au Sahel, et en « Petits Africains » qui vivaient sous le Sahara et parlaient des « langues à clics » (Aherdan, 1990, p. 69-70).[11] L’anthropologue Bouazza Benachir, ami de Senghor, est un autre intellectuel marocain inspiré par le poète sénégalais comme en témoignent ses œuvres Le siècle de Léopold Sédar Senghor (2006) et Négritudes du Maroc et du Maghreb (2011). L’actuel ministre marocain des musées, le poète-peintre Mehdi Qotbi, était également un protégé du président sénégalais, qui le surnommait « le poète afro-arabe magique ».
Le Forum afro-arabe, qui fête aujourd'hui sa 45e édition, a jeté les bases culturelles de l'orientation africaine et de la politique des festivals du Maroc, ainsi que de l'essor de la musique gnaoua. Des artistes de jazz américains et des musiciens gnaoua se produisaient au Dar Gnaoua de Tanger depuis les années 1960. L'album Blue Moses de Randy Weston (1972) incluait des chants soufis, et l'album suivant, Tanjah (1974), incorporait des chants et de l’oud. Mais le premier enregistrement live de jazz gnaoua fut Asilah 80 (1980), avec le pianiste anglais Peter Lemer et le G'Naoua d'Asilah au théâtre local Al Kamra. Asilah étant devenu une destination musicale incontournable, les responsables culturels marocains y ont entrevu les possibilités offertes par cette fusion musicale et ont ainsi lancé le festival d'Essaouira en 1997, aujourd'hui l'un des plus grands festivals de jazz d'Afrique.
En août 2015, à la veille du retour du Maroc dans l'Union africaine, Benaissa prononça un discours à Asilah, exposant sa vision de la place du Maroc sur le continent et de l'avenir afro-arabe. Évoquant à nouveau Senghor, il remarqua que l'universel était « le local sans murs. » Il parla de l'inversion entre le Maroc et le Sénégal, et entre l'Afrique et l'Europe. Il insista sur l'obligation de cultiver les savoirs locaux sur l'Afrique, la nécessité de remettre en question les taxinomies coloniales, en particulier la distinction entre « islam noir » et « islam arabe. »[12] Faisant l'éloge du souverain malien du XIIIe siècle, Soundjata Keïta, fondateur de la Charte du Manden – l'un des premiers documents à évoquer les droits de l'homme et le pluralisme – Benaissa appela à rejeter l'« afro-pessimisme ». Il conclut en évoquant l'idée d'ubuntu du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, « devenir humain ensemble, dans la réciprocité ». Mohammed Benaissa est décédé le 28 février 2025, quelques mois avant la célébration du 45e anniversaire du Forum. La conférence de cette année commémore cet enfant prodige d'Asilah et ses efforts, un demi-siècle durant, pour faire de sa ville natale un pôle central du monde afro-arabe.
Bibliographie :
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