« Ils ont assassiné nos frères lors de la première guerre du Maroc, lors de la Grande Guerre, dans le Rif et en Syrie, à Madagascar et en Indonésie. »
-- Lamine Senghor, 1927
L'après-Seconde Guerre mondiale constitue un moment privilégié dans l'historiographie de l'anti-impérialisme, de la décolonisation, de l'internationalisme noir et de la solidarité avec le tiers-monde. Nombre des premières moutures et des moments fondateurs de ces courants remontent pourtant aux interactions entre les peuples des confins des empires qui sont entrés en contact pendant l'entre-deux-guerres dans diverses capitales européennes et se sont subséquemment mobilisés contre l'impérialisme. De fait, ces capitales européennes ont constitué une carrefour majeur du militantisme anticolonial, dans la mesure où les étudiants, travailleurs, les soldats conscrits et autres activistes convergeaient vers la métropole, avant et pendant la Grande Guerre. Au cœur de l'Europe de l'entre-deux-guerres, une coalition anti-impériale (et communiste) composée de divers mouvements et personnalités a ainsi pris son envol, ébranlant les fondements impériaux de l'ordre mondial.
En faisant de Lamine Senghor (à ne pas confondre avec le premier président du Sénégal Léopold Senghor) une figure révéalatrice de cette période, cet article revisite le moment anti-impérial dans la France de l'entre-deux-guerres, soulignant les jonctions et coalitions solidaires transraciales et transcontinentales, à l’heure d’un surcroît d’angoisses raciales françaises et de tentatives en découlant de préservation du prestige d'un empire déclinat. Ce qui suit est ainsi une histoire de solidarité transnationale et transraciale, mettant en évidence les relations entre les militants anti-impériaux d'Afrique de l'Ouest, d'Afrique du Nord, du Levant et d'Indochine avec les cercles communistes et gauchistes français. Au sein de ces continuums militants, la mobilisation contre la guerre du Rif est devenue l'un des principaux thèmes de la lutte anti-impérialiste de l'époque. Cet article est basé sur des sources primaires situées aux Archives Nationales d'Outre-Mer à Aix-en-Provence et à l'Institut International d'Histoire Sociale (IISH) à Amsterdam.
Les fondements d'un ordre mondial anti-impérialiste dans l'Europe de l'entre-deux-guerres
La fin de la Grande Guerre est concomittante d’une reconfiguration d’ampleur de l'ordre mondial, que figure l'avènement de la Société des Nations. Trois empires (ottoman, allemand et austro-hongrois) disparaissent ainsi de la carte du monde. Il est néanmoins rapidement apparu au monde colonisé que ces nouvelles institutions n'étaient pas conçues pour ou capables de lui apporter l'émancipation. L'autodétermination, telle que l'avait imaginée Woodrow Wilson, n’a jamais été pensée comme un principe universel[1]. Le système des mandats de la Société des Nations en est une illustration flagrante, traduisant la nature restrictive de l’autodétermination et la consolidation d’un ordre international fondé sur la perpétuation d’une hiérarchie raciale mondiale. À l’heure de cette désillusion à l’égard de la Société des Nations et de l’Europe de l’entre-deux-guerres, les mouvements anticoloniaux se cristallisent autour de nouvelles coalitions et institutions, dont la Ligue contre l'impérialisme (ci-après, LAI ou la Ligue). Créée comme un mouvement de solidarité et un contrepoids à la Société des Nations[2], la Ligue constitue la première tentative de former une coalition globale authentiquement anti-impérialiste et anticapitaliste[3].
La Ligue contre l'impérialisme est fondée lors d’un congrès à Bruxelles en février 1927. La rencontre réunit environ 174 délégués issus de 34 pays et représentant 134 organisations[4]. Des délégués venus du monde entier se sont réunis à Bruxelles pour fonder une organisation anti-impérialiste authentiquement globale. Parmi les participants figurent des représentants de l'ANC d'Afrique du Sud, des militants marocains tels qu’Ahmed Hassan Mattar de la Presse de l’Arabie, ainsi que des figures du mouvement indépendantiste algérien, à l’image de Messali Hadj, Hadjali Abdelkader et Chedli Ben Mustapha, membres de L'Étoile Nord-Africaine. Le Destour, parti politique tunisien, participe également au congrès de Bruxelles de 1927. L’Iran compte aussi plusieurs représentants, dont Suleiman Mirza, député du Parti républicain, le socialiste Mahmoud Aga Riza et Ahmed Assadoff et Mortesa Alawi du Parti républicain révolutionnaire. Bakri Bey du Comité national syrien était présent, ainsi qu'une délégation du Parti travailliste de Palestine. Jamal al-Husayni représentait quant à lui le Congrès national arabe de Palestine[5]. Sukarno et Mohammad Hatta, d'Indonésie, et Nehru, représentant le Congrès national indien, ont également assisté à la conférence[6]. Des délégués du Kuomintang chinois, de l'American Civil Liberty Union, ainsi que des syndicats et des organisations étudiantes d'Europe, des Caraïbes et d'Amérique latine étaient aussi présents.
Selon son ordre du jour, la réunion visait à « [construire] une organisation internationale permanente afin de relier toutes les forces combattant l'impérialisme international et d'assurer leur soutien effectif à la lutte d'émancipation menée par les nations opprimées ».[7] Dans son manifeste fondateur, la Ligue revendique « l'indépendance totale pour la Chine, l'Inde, l'Indochine, les pays européens sous domination, l'Afrique noire, l'Amérique latine et les autres pays semi-coloniaux », ainsi que « le droit complet à l'autodétermination pour toutes les nations opprimées et les minorités nationales[8] ». Comme le rapporte La Voix des Nègres dans son numéro de mars 1927, « durant cinq jours et cinq nuits, des délégués de tous horizons se sont réunis pour dénoncer les exactions de l'impérialisme et exiger son abolition[9]».
Cependant, la Ligue ne se limitait pas à l’anti-impérialisme. Elle était également farouchement anticapitaliste et, dans les métropoles impériales où elle prenait racine, elle mettait en lumière l’interconnexion des luttes aux confins des empires. Lors de la conférence de Bruxelles, Max Bloncourt, avocat guadeloupéen et membre de l'Union intercontinentale du Parti communiste français (UIC), a souligné cette dynamique historique en déclarant : « Depuis dix ans, des événements se sont produits dans le monde entier. C'est la révolution russe qui a rendu possible la révolution chinoise. C'est parce qu'ils ont vaincu l'impérialisme britannique que l'Inde obtiendra son indépendance nationale[10] ». Malgré son ambition et son influence grandissante, la Ligue n’a duré qu’une décennie. Elle s’est désintégrée en 1936 sous l’effet de conflits internes, de la pression exercée par les gouvernements européens et de la montée en puissance de l’Allemagne nazie.
Lamine Senghor : Un agitateur dans la métropole
Lamine Senghor, tirailleur sénégalais, communiste et militant anti-impérialiste, apparaît sur la scène européenne au mitan des années 1920 comme « le militant anticolonialiste noir le plus influent de l'époque[11] ». Contrairement à Léopold Senghor, Lamine Senghor demeure pourtant relativement méconnu dans l'historiographie de la décolonisation et de l'Afrique postcoloniale. Léopold Senghor – poète, cofondateur du mouvement de la Négritude et premier président de la République du Sénégal – est largement reconnu sur la scène littéraire et politique africaine, en partie du fait de son décès à l’âge respectable de 95 ans en 2011. De son côté, Lamine Senghor n’a eu qu’une brève et intense période d’activisme anti-impérialiste, essentiellement localisée en France pendant l’entre-deux-guerres. Quoique son engagement sur la scène anti-impérialiste européenne fut court – de son témoignage lors du procès Blaise Diagne-Les Continents en 1924 jusqu'à sa disparition prématurée trois ans plus tard –, il fut l’une des figures les plus importantes de l'époque et une vedette du congrès de Bruxelles de 1927, où il est élu au comité exécutif de la Ligue contre l'impérialisme.
Né au Sénégal en 1889, Lamine Senghor est enrôlé par les autorités coloniales françaises dans le 68ème bataillon des Tirailleurs sénégalais[12] de 1916 à 1919[13]. Son unité subit une attaque au gaz moutarde à Verdun en 1917, qui endommage gravement ses poumons. Il succombera à la tuberculose une décennie plus tard, à l'âge de 38 ans. Après sa blessure, il est promu au grade de sergent et décoré de la Croix de guerre avant d'obtenir la nationalité française en reconnaissance de ses états de service militaires[14]. Comme ancien combattant blessé et profondément désabusé – un « mutilé de guerre », selon ses propres mots –, il se joint au Parti communiste français (PCF), dont la doctrine mêlait anticapitalisme et anti-impérialisme par l'intermédiaire de l'Union intercontinentale (UIC), une émanation du Comité d’études coloniales du PCF. Au sein de ces cercles, il rencontre notamment le jeune Nguyen Ai Quoc (plus tard connu sous le nom d’Ho Chi Minh). Tous deux collaborent au sein de la revue Le Paria, dont Nguyen Ai Quoc était le rédacteur en chef et Senghor un contribueur régulier, revue qui publie « les dénonciations les plus virulentes de l'empire de l'époque , le communisme étant le seul mouvement métropolitain du mitan des années 1920 à revendiquer l'indépendance des colonies[15] ».
Pourtant, au fil du temps, Senghor se rend de plus en plus compte que le Parti communiste français laisse peu de place à la lutte anticoloniale autonome et qu'il sert de faire-valoir au sein du parti[16]. Cette prise de conscience l’amène à fonder sa propre organisation, le Comité de défense de la race nègre (CDRN), en mars 1926. Dans le numéro de janvier 1927 de la revue La Voix des Nègres, Senghor proclame que cette nouvelle organisation combattra « l’unique auteur de la misère universelle : l’impérialisme international ». Il y énumère ensuite ses objectifs : premièrement, lutter contre la haine de race ; deuxièmement, œuvrer à l’émancipation sociale de la race noire ; troisièmement, combattre et démanteler le système oppressif imposé à la race noire dans les colonies ainsi qu’à toutes les autres races ; quatrièmement, collaborer avec les organisations véritablement engagées dans la libération des peuples opprimés et dans la révolution mondiale[17]. Le fait que la coalition anti-impérialiste et communiste de l’entre-deux-guerres ait trouvé un terreau fertile à Paris, malgré la répression exercée par le gouvernement français, n’a rien de fortuit.
Une coalition anti-coloniale et transraciale
Le Paris de l’entre-deux-guerres était une véritable « métropole anti-impérialiste », grâce à l’afflux massif de conscrits et de travailleurs coloniaux issus de la variété des régions de l’emprire et venus soutenir la France durant la Grande Guerre[18]. Anciens combattants comme Lamine Senghor et l’Algérien Messali Hadj, tirailleurs indochinois et malgaches, ouvriers et étudiants rejoignent des segments de la gauche française et des cercles communistes pour former un front anti-impérialiste. Des événements majeurs de l’entre-deux-guerre tels que la conférence de Paris de 1919, laquelle a établi l’ordre international, la guerre du Rif en 1925 et l’agression italienne contre l’Éthiopie en 1935 renforcent l’impératif de solidarité transraciale, l’anti-impérialisme et la politique révolutionnaire.
Dans le contexte de la France métropolitaire d’entre-deux-guerre, le programme communiste, en particulier son volet anti-impérialiste, a le potentiel de fédérer une vaste coalition transraciale dans tout l’empire. La Commission coloniale du PCF inquiète particulièrement l’État français, qui met en place un réseau sophistiqué de surveillance et d’infiltration des cercles anti-impérialistes. L’agent Désiré, un informateur des services de renseignement du ministère des Colonies (le si ironiquement nommé Service de Contrôle et d’Assistance des Indigènes des Colonies en France, CAI[19]), identifie les principaux dirigeants de la Commission coloniale du PCF : les Algériens Mahmoud Ben Lekhal et Hadjali Abdelkader (cofondateurs de l’Étoile Nord-Africaine avec Messali Hadj en 1926), l’avocat guadeloupéen Max Bloncourt, le Sénégalais Lamine Senghor, le Vietnamien Vo Thanh Long et le futur député français Henri Lozeray[20]. La diversité de ce groupe dirigeant est révélatrice. Le programme communiste anti-impérialiste de la métropole pouvait ainsi permettre potentiellement une alliance entre les Africains (y compris les Maghrébins), les Antillais et les Indochinois, aux côtés des gauchistes français.
Le 14 avril 1926, au siège du Parti communiste français (PCF), une réunion de la Commission coloniale rassemble Nguyen The Truyen, Vo Thanh Long, Ben Lekhal, Hadjali Abdelkader et le Guadeloupéen Stéphane Rosso. Lors de cette rencontre, Nguyen The Truyen exprime son enthousiasme quant au retour du camarade Lagrosillière de Guadeloupe avec des « nouvelles intéressantes et fraîches » à publier dans Le Paria[21]. Deux jours plus tard, lors d’une autre réunion à laquelle assistent Bloncourt, Saint-Jacques, Ben Lekhal, Sadoun, Rosso, Nguyen The Truen et Vo Than Long, il est décidé que Bloncourt, en tant que secrétaire général de l’Union Intercontinentale, prendra la direction de Le Paria, assisté de Hadjali et de Saint-Jacques[22].
Cependant, l’appel communiste de l’Union Intercontinentale (UIC) ne suscite pas une adhésion unanime parmi les militants du monde colonial. Certains membres, qualifiés par les services de renseignement français d’« indigènes bolchevisants[23] », prennent progressivement leurs distances avec l’UIC et le Parti communiste. Pour maintenir la coalition, Bloncourt propose la création de sections de l’UIC propres respectivement aux Nord-Africains, Antillais et Indochinois. Il justifie cette initiative par l’adhésion d’une cinquantaine « d’Arabes nord-africains » à l’UIC[24].
Les luttes transraciales et interconnectées des Africains de l’Ouest, des Nord-Africains, des Levantins, des Indochinois et des Antillais n’en demeurent pas moins réelles. Lors de la réunion du 1er juillet 1925, l’idée d’une collecte de fonds en soutien aux « grévistes chinois » est proposée. Des contributions sont également recueillies « pour les pauvres Algériens vivant en France », avec des dons de 2 francs de la part de Nguyen The Truyen et Vo Thanh Long[25]. Selon les services de renseignement du CAI, ces initiatives visent à construire une coalition regroupant « toutes les organisations révolutionnaires des indigènes orientaux[26] ». L’agent Désiré note ainsi que « par l’intermédiaire des Annamites Nguyen-The-Truyen et Tran-Xuan-Ho, l’UIC entretient une relation étroite avec le groupe franco-chinois de Garenne-Colombes. Depuis quelque temps, ils collaborent à une campagne de propagande active avec le Comité Pro-Hindou[27] ». Nguyen The Truyen était le fondateur du Parti de l'Indépendance Vietnamienne (Parti Annamite d’Indépendance, PAI) en 1926 et un ancien camarade de Nguyen Ai Quoc[28]. Ben Lekhal servait de liaison entre le Comité Pro-Hindou et l'UIC, occupant le poste de premier secrétaire du premier et étant membre du bureau du second[29].
Les exemples de la nature transraciale, transnationale et anti-impérialiste de cette coalition abondent. Le 5 décembre 1926, environ cent « Indochinois, Noirs, Nord-Africains et Européens » se réunissent sous l’égide du Comité Phuoc-Quoc. Lors de cet événement, les militants indochinois dressent un « tableau noir » des souffrances infligées par le colonialisme français, qui les traite ainsi comme un « vil troupeau ». S’exprimant au nom du CDRN, Lunion Gothon affirme que « tous les Noirs sont avec eux » et partagent le même sort en tant que « coloniaux ». Dans le même esprit, l’Algérien Hadjali Abdelkader appelle à l’union de tous les coloniaux[30].
Suite à la conférence de Bruxelles, la section française de la Ligue contre l’impérialisme organise une manifestation le 27 avril 1927 pour exposer les objectifs de l’organisation. La réunion, présidée par le philosophe et militant anticolonialiste Félicien Challaye, rassemble quelque « 600 personnes, parmi lesquelles de nombreux Chinois, Indochinois, Noirs, Malgaches et Algériens ». Lors de cette manifestation, un militant syrien dénonce le « démembrement » impérial de la Syrie en trois entités : l'Irak, la Syrie et la Palestine. Il qualifie le mandat français sur la Syrie de « monstrueuse iniquité ». Un intervenant indochinois accuse la France d’empoisonner l’Indochine par l’introduction massive d’alcool et d’opium et fustige le système de travail forcé, ainsi que la déportation de travailleurs vers la Nouvelle-Calédonie pour la récolte du caoutchouc[31]. Chedli Ben Mustapha, membre du parti Destour et de l'Étoile Nord-Africaine, déclare : "L’impérialisme français prétendait apporter la civilisation en Tunisie, au Maroc et en Algérie. Pour cela, il a d’abord envoyé ses soldats massacrer des milliers d’indigènes. Après le soldat, c’est le colon qui s’empare des terres des tribus, les forçant à devenir nomades ». Il déplore également que des Tunisiens aient été enrôlés pour combattre « leurs frères rifains » et appelle tous les indigènes d’Afrique du Nord à « fraterniser avec les Rifains[32] ». La fraternisation active en faveur des Indochinois est aussi l'appel de Lamine Senghor à destination « tous les Noirs qu'on enrôle et qu'on envoie [en Indochine][33] ».
La guerre du Rif
La guerre du Rif (1921-1926) a en effet été un cri de ralliement pour le militantisme anticolonial et la solidarité transraciale en France métropolitaine pendant l'entre-deux-guerres. Abd el-Krim fonde la République du Rif. Ayant vaincu l'armée espagnole le 22 juillet 1921, il devient une icône anti-impérialiste. Mao et Ho Chi Minh citeront ses tactiques de guérilla, il fera la couverture du magazine Time en 1925[34]. En battant l'armée espagnole, les Riffians constituent une menace pour les intérêts impériaux français en Afrique du Nord. Les Français ont donc réagi dans un premier temps en procédant à des incursions frontalières dans le Rif et en imposant un blocus économique. En avril 1925, la République du Rif (qui ne compte que 750 000 habitants) est en guerre contre la France et l'Espagne[35]. En métropole, la guerre devient un point nodal de la politique française et donne naissance à un vaste mouvement contre la guerre, notamment au sein des gauches françaises, à des degrés divers.
La campagne de 1924 contre la guerre du Rif coïncide avec le tournant de la « bolchévisation » dans le mouvement communiste français[36]. La bolchévisation désigne, à la suite du 5ème congrès de la Comintern, la tentative d’adoption du modèle du Parti communiste russe et la nomination à la tête du mouvement de figures issues du mouvement ouvrier. Entre mai et octobre 1925, le PCF intensifie sa campagne contre la guerre du Rif, organisant « des centaines de réunions et de manifestations, provoquant des mutineries sur une demi-douzaine de navires de guerre et tentant à plusieurs reprises d’empêcher l’envoi de troupes et de matériel[37] ». Le mouvement gagne le soutien de divers leaders et militants anti-impérialistes issus des colonies. Dans les cercles de l’UIC, un Comité central d’action coloniale contre la guerre du Maroc, la vie chère et les impôts Caillaux[38] est formé. Il comprend des figures comme Ben Lekhal, Ali, Hadjali, Bloncourt et Senghor[39].
Le 16 mai 1925, le PCF organise un rassemblement massif au parc de la Luna à Paris, réunissant des milliers de personnes. Parmi elles se trouvent « un millier d’Arabes, une vingtaine de Noirs dont deux Sénégalais, quelques Annamites [Vietnamiens]..., quelques Chinois, des Indiens[40] ». Lors de cet événement, l’Algérien Ben Lekhal prend la parole en arabe puis en français, exhortant « les travailleurs français à protester, avec la plus grande énergie, contre la guerre au Maroc[41] ». Jacques Doriot, leader des Jeunesses communistes françaises, souligne dans son discours que la guerre du Rif et la rébellion druze en Syrie illustrent la faillite de la domination coloniale française sur les sociétés musulmanes[42].
Les protestations contre la guerre du Rif atteignent leur point culminant le 12 octobre 1925, lorsque « plusieurs centaines de milliers de travailleurs français descendent dans la rue pour une grève générale de vingt-quatre heures ». La mobilisation est d’une ampleur telle que le ministre de l’Intérieur est contraint de décréter l’état de siège à Paris ce jour-là[43]. L’Humanité avance le chiffre de 900 000 grévistes, bien que la plupart des historiens estiment leur nombre à environ 400 000[44]. La riposte des autorités à la grève est immédiate : la répression s’abat avec des centaines d’arrestations, dont celle de Jacques Doriot lui-même[45].
C'est Jacques Doriot, jeune député et dirigeant de la Fédération des Jeunesses communistes, qui a lancé la campagne contre la guerre française dans le Rif au Parlement[46]. Le PCF tente alors de former une coalition plus large contre la guerre du Rif, associant les socialistes de la SFIO et les syndicalistes de la CGT. Cependant, au Parlement, la critique socialiste de la guerre reste centrée sur l’échec du gouverneme à tenir le public informé de la campagne militaire[47].
L’instabilité institutionnelle qui découle des échos rencontrés au sein de la politique française par la Guerre du Rif n’est pas négligeable. Le nouveau gouvernement du Premier ministre Paul Painlevé subit trois motions de censure entre mai et juin 1925 en raison de sa gestion du conflit. Il ne parvient à rester en place que grâce à l’abstention d’une majorité de députés SFIO, qui refusent de suivre les communistes dans leur opposition à la guerre[48].
Toutefois, au sein de la société française, la campagne du PCF contre la guerre du Rif peine à mobiliser massivement. La majorité des travailleurs français et du grand public perçoit les appels à fraterniser avec les Rifains et à un retrait total du Maroc comme farfelus[49]. La campagne du PCF contre la guerre du Rif n'a guère obtenu le large soutien au sein de la classe ouvrière française dont elle avait besoin. Une fracture apparaît ainsi entre la direction du PCF et les segments plus vastes de la société. Cette déconnexion est encore plus marquée dans les colonies, où la présence du PCF reste marginale, le parti ayant seulement établi des sections locales en Indochine, en Tunisie et en Algérie, demeurant par exemple interdit au Maroc.
En dernière istance, la direction du PCF adopte une position focalisant davantage sur l’antimilitarisme que sur l’anti-impérialisme[50]. De son côté, Doriot cherche à renforcer la dimension anti-impérialiste du mouvement contre la guerre du Rif en envoyant un télégramme de soutien à Abd el-Krim le 11 septembre 1924. Dans ce message, Doriot affirme que les Rifains poursuivront leur combat « jusqu’à ce que le sol marocain soit complètement libéré » de la domination coloniale tant espagnole que française[51]. Doriot ajoute que la République du Rif, « sans être socialiste, était anti-impérialiste, opposée au capitalisme français et était donc l’alliée naturelle de la classe ouvrière française[52] ».
Lamine Senghor de son côté « dénonce l’envoi de troupes sénégalaises au Maroc, où [la France] les oblige à se salir les mains avec le sang de leurs frères rifains ». De fait, la France a largement utilisé les soldats conscrits de l'empire dans ses guerres coloniales. Durant l’entre-deux-guerres et après la Seconde Guerre mondiale, les tirailleurs sénégalais deviennent par exemple une force permanente d’occupation en Afrique du Nord, au Levant, mais aussi Indochine et à Madagascar[53]. Ces soldats n’étaient désormais plus simplement essentiels pour la défense et la libération de la France lors des guerres mondiales, mais également au sein des gurerres coloniales menées aux lointians confins de l’empire. En tant qu’ancien tirailleur lui-même (dans la Grande Guerre), Senghor s’est vigoureusement opposé à l’usage des soldats de l’empire dans la répression des révoltes anti-coloniales et des guerres de libération. Lors du rassemblement de Luna Park évoqué plus tôt, Senghor condamne fermement l’impérialisme français, « qui fait croire aux musulmans et aux Arabes que les Rifains sont leurs ennemis, tout comme il avait fait croire aux ouvriers français en 1914 que leurs ennemis étaient les ouvriers allemands[54] ». Dans un appel à la solidarité transraciale, il Senghor a proclamé « à ses frères arabes et à ses frères de la Métropole, la fraternité de tous les peuples, sans distinction de race ou de couleur[55] ».
Deux ans plus tard, lors de son discours à la conférence de Bruxelles, Senghor fait mention des parallèles entre les différentes luttes contre la domination coloniale : « Ils ont assassiné nos frères dans la première guerre du Maroc, durant la Grande Guerre, dans le Rif et en Syrie, à Madagascar et en Indonésie[56] ». Au cours de ses années de militantisme anticolonial et à travers les organisations qu'il a dirigées, Senghor a également dénoncé la duplicité française dans le traitement des mutilés de guerre africains par rapport à leurs homologues français. Son organisation, le CDRN, milite activement pour l’égalité de traitement entre les tirailleurs et mutilés de guerre africains, malgaches et indochinois et leurs homologues français s’agissant du montant de leurs pensions[57]. En 1927, lors d’une cérémonie organisée par les sections locales du CDRN au cimetière Gallieni de Fréjus[1][58], Senghor rend hommage aux soldats sénégalais, malgaches et vietnamiens.
Conclusion
En revisitant la période de l’entre-deux-guerres dans les métropoles impériales, on observe clairement des épisodes de formation de coalitions transnationales et transraciales ainsi que la convergence de programmes anti-impérialistes et anticapitalistes. Ce phénomène a été largement favorisé par la rencontre, dans les capitales européennes, de travailleurs, d’étudiants et de soldats conscrits venus des confins de l’empire, ainsi que par leur engagement commun au sein des cercles communistes et de gauche. Les luttes interconnectées de ces militants et leaders anti-impérialistes, issus de diverses régions de l’empire, ont trouvé un écho particulier dans le contexte des révoltes et des guerres de libération en cours, notamment la guerre du Rif. Pour l’État colonial français, ces coalitions transraciales et transnationales représentaient une menace majeure pour l’avenir d’un empire vacillant, rendant d’autant plus nécessaire le contrôle des races, de l’honneur et du prestige pour préserver et restaurer la grandeur nationale, en particulier après les guerres mondiales.