Cet essai1 est à la fois un témoignage et un récit d’histoires non écrites. C’est un voyage dans le temps que j’entreprends en activant le travail de la mémoire, ou plutôt des fragments de celle-ci. La plupart de mes souvenirs de Khnata bint el Bukhari, la femme à laquelle je consacre cette biographie incomplète, proviennent d’anecdotes et de témoignages de seconde main, fragmentés et contradictoires, et qui ont été très certainement façonnés, et même déformés, par mon propre lien traumatique et profond avec son exil. Je tisse son histoire avec celle de son amie Hajja Guessoussa, une ancienne esclave qui a vécu à Fès jusqu’au milieu des années 1970, pour montrer quelques-unes des médiations sociales que le déplacement et la négritude ont permis au Maroc colonial. J’ai esquissé ces deux biographies pour discuter de la signification variée de la négritude et des espaces symboliques qu’elle a permis et forgé.

Khnata, ma grand-mère, a émigré de Tafilelt, dans le sud-est du Maroc, vers la ville de Fès, la ville où j’ai vécu en sa compagnie pendant les premières années de mon enfance ; une présence que j’ai perdue quand j’avais dix ans. Tafileft, où elle naquit à une date inconnue, fut l’un des premiers et derniers bastions de la résistance marocaine à la conquête armée française, qui commença au début du XXe siècle et se termina au milieu des années 1930. En 1934, la majeure partie de cette vaste oasis tomba sous les coups de l’artillerie française, au terme de la « campagne de pacification ».

Suite à cela, un mouvement d’émigration sans précédent a eu lieu, par lequel la population dépossédée et affamée a commencé à migrer vers le Nord, notamment vers la ville de Fès. D’anciens liens entre les deux endroits ont fait de Fès une destination de choix pour les migrants de Tafilelt. Les deux lieux étaient liés en tant que pôles clés du commerce transsaharien, entre le VIIIème et le XIVème siècle, et partageaient donc des liens commerciaux et ethniques. Moins de 480 km séparent l’ancienne Sijilmasa/Rissani, dans le sud, de Fès, dans le nord, mais les chaînes de montagnes du Moyen et du Haut Atlas formaient une véritable barrière physique pour une circulation fluide, notamment pour une femme voyageant avec des enfants en bas âge dans le Maroc des années 1930.

Ces anciens liens commerciaux entre les deux régions ont été élargis par une grande expédition militaire au XVIIe siècle lorsque le sultan Moulay Rachid, le fondateur de la dynastie régnante alaouite, a enrôlé des Filala, des habitants de Tafilelt, dans une campagne pour soumettre Fès à son autorité. Beaucoup d’entre eux sont restés et se sont rassemblés dans leur propre quartier, appelé Kasbat Filala. Grâce à ces liens anciens, Fès, cette ville impériale très maure, est devenue une destination privilégiée pour des familles entières du Sud marocain, majoritairement noires.

Je n’ai pas un compte rendu complet du périple de Khnata de Rissani à Fès. Seulement des morceaux que ma mémoire a retouchés en écoutant des personnes de ma famille raconter plus d’une fois son histoire de déplacement. Dotée de mémoire et de petits récits, cette biographie, qui est un voyage dans le temps, me permet de revisiter les médiations genrées que l’origine et l’histoire de la vie de Khnata ont permis ainsi que les actes cachés de gentillesse, de compassion, de solidarités et d’emprise féminines, qui faisaient partie du périple et de la trajectoire de vie des femmes déplacées. Dans la conclusion de mon article, je tisse la biographie de Khnata avec celle de son amie Hajja Guessoussa pour montrer la médiation sociale que leur teinte de peau et leur statut social ont permis dans la ville impériale de Fès. Je collecte son histoire à partir de fragments que les membres de la famille et leurs amis ont inscrits dans ma mémoire en tant qu’enfant, et que j’ai continué à revisiter en tant qu’adulte. Des doutes et des hésitations importants traversent cet essai que je n’écris pas en tant que sociologue ou historienne, cherchant à argumenter et à prouver, mais en tant que femme qui a été hantée par les histoires de déplacement et d’exil de plusieurs membres de sa famille à l’époque coloniale. Mais la sociologue et chercheuse féministe en moi est également désireuse d’utiliser cette histoire comme un point de jonction pour revisiter certaines des dynamiques plus larges de racialisation, de classe et de genre au Maroc entre les années 1930 et 1960.  Le déplacement de Khnata représente toutes les femmes chassées de leurs villages, montagnes et oasis dans le Maroc colonial et forcées à emprunter des routes inconnues, cherchant refuge dans les villes. En tissant son histoire avec celle de Hajja Guessoussa, je traite de la violence coloniale et des pertes qu’elle a engendrées, mais aussi des actes cachés de bonté et de générosité qui ont rendu ces voyages possibles. Comment les femmes ont-elles pu reconstruire de nouvelles vies selon des codifications des généalogies, des lieux, des corps et du travail à la fois familières et inconnues ? 

Khnata était une veuve originaire du Rissani, ancienne capitale de l’oasis de Tafilelt. Rissani contient les ruines de Sijilmasa, l’ancien centre commercial transsaharien prospère ayant des liens historiques avec la ville commerciale de Fès au nord. Rissani est cependant surtout connue comme le site où repose le sanctuaire du fondateur symbolique, au XVIIème siècle, de la dynastie alaouite régnante, Moulay Ali Echarif. C’était aussi la destination de l’expédition militaire de 1666 du sultan Moulay Rachid, son fils, pour renverser la dynastie sadienne. Les vieux signes de conquête militaire, les forteresses, les vieilles zaouias et les sanctuaires portent encore des traces de ce passé et nourrissent la mémoire collective de Rissani et de ses 350 ksours, ou villages fortifiés. 

Aînée de trois frères et d’une sœur, Khnata vivait au ksar Laqsiba avant de déménager au ksar Mzguida. Son père possédait un magasin d’antiquités au Souk Rissani, le plus grand marché de la région, et comme la plupart des membres de sa famille et de ses voisins à ksar Laqsiba, il possédait des palmiers et maintenait un troupeau de bétail qui lui a survécu, mais pas au passage du temps. Un petit-fils s’accroche encore au magasin, mais la terre ne donne plus de récoltes, et même si les palmiers sont encore debout, ils ont à peine survécu à la sécheresse, à la maladie, à la migration de ceux qui les entretenaient et à la négligence de l’État. 

Je n’ai pas été témoin de ces changements dans mon enfance au début des années 1970. Je me suis amusée sur les dunes mouvantes et j’ai aimé écouter les femmes bavarder au puits communal, à l’intérieur du ksar. Lqsiba était un village partagé par plusieurs membres de la famille de Khnata, dont ses propres frères et leurs familles élargies, ses tantes, ses neveux et ses nièces. J’adorais me déplacer d’une maison à l’autre, je jouais avec les lapins que les femmes gardaient traditionnellement sur les toits et j’ai appris à fabriquer quelques objets avec des feuilles de palmier pliées que les femmes fabriquaient pendant les longs après-midis d’été. J’ai appris à aimer cet endroit à travers les yeux de ces personnes, mais pas à travers ceux de ma grand-mère, qui n’était plus avec nous. 

La dynamique de genre était fascinante, et la division du travail était très stricte à l’intérieur et à l’extérieur des ksours. Il était entendu que les femmes aînées, les mères et les belles-mères, avaient un pouvoir énorme sur les plus jeunes et étaient source d’autorité pour les hommes aussi. Les jeunes femmes quittaient rarement le village fortifié, et si elles le faisaient, c’était en compagnie d’aînées. Même enfant, j’étais intriguée par ce monde où tout semblait réglé et aucune erreur autorisée. En tant qu’allochtone, je pouvais profiter de la liberté de mouvement d’une manière qui n’était pas possible à Fès, la ville de ma naissance, et donc, j’attendais avec impatience chaque voyage vers Tafilelt, jusqu’à ce que je commence à contester la conviction inébranlable de ma tante Habiba que Tafilelt devrait être ma destination de vacances par excellence. Mes recherches actuelles sur les droits fonciers m’ont réconciliée avec ces souvenirs, mais pas avec ces endroits qui semblent maintenant sans vie. Le passage du temps et la disparition des anciens, l’émigration des plus jeunes, la ruralité en voie de disparition, les palmiers et la terre asséchés sont également des signes évidents de changements irréversibles qui ont eu un impact sur le lieu et sur le sentiment de perte que ces lieux me renvoient lors de mes visites.

Une négritude compliquée

La plupart des membres de la famille de Khnata avaient la peau foncée, ce qu’ils considéraient comme dénotant l’appartenance et l’origine géographique, plutôt qu’une différence raciale. Ainsi, j’hésite à appeler Khnata une femme noire, une étiquette que j’ai adoptée au contact des catégories épistémologiques féministes blanches, en tant que chercheuse provenant du sud global racialisé. J’hésite également à imposer « noir » comme identificateur racial pour Khnata, ou à comprendre la dynamique sociale au Maroc en termes empruntés aux catégories nord-américaines et à l’expérience noire en Amérique. Cette hésitation est compliquée par ma propre expérience de femme noire au Maroc, une position qui a coloré certains des espaces que j’habitais ou traversais, mais jamais mon sentiment d’appartenance. Pour la plupart des membres de ma famille, le noir est la géographie, pas la race, une géographie qu’ils revendiquent fièrement. Ainsi, dans cette biographie incomplète de Khnata, je veux suspendre le débat sur la « race comme racisme » au Maroc tout en étant consciente du caractère courant qu’il a acquis récemment à la fois dans le travail universitaire et dans les milieux militants. 

Le racisme anti-noir a fait l’objet d’une prise de conscience mondiale avec le mouvement Black Lives Matter (BLM) aux États-Unis. Pour les chercheurs sur le Moyen-Orient, cependant, le BLM a relancé de vastes polémiques, notamment après la mort tristement célèbre de George Floyd au Minnesota aux mains de la police, attribuée à un appel téléphonique effectué par un employé travaillant dans une boutique appartenant à un homme originaire du moyen orient, à Minneapolis, en mai 2020. Les protestations qui ont fait rage dans les villes à travers le monde ont été suivies d’un engagement universitaire aux États-Unis avec les questions de race et de racisme au Moyen-Orient et ses diasporas.  Les Noirs iraniens, turcs et arabophones d’Afrique du Nord ont exprimé leur expérience d’être noirs dans des sociétés passant pour blanches. En Afrique du Nord, les images diffusées par CNN en 2017 d’une vente clandestine de migrants subsahariens réduits en esclavage en Libye ont fait remonter les souvenirs traumatisants de l’esclavage dans la région et ses traces symboliques et matérielles dans la vie quotidienne. 

Dans la biographie que j’esquisse ici de Khnata, je ne plaque pas ce débat sur les réalités du Sud marocain des années 1930. Les liens multiformes que les corps racialisés ont tissés pendant la lutte anticoloniale et les profondes transformations sociales et mouvements irréversibles de personnes témoignent du caractère aléatoire des identifications et de l’étiquetage raciaux dans le Maroc colonial et postcolonial. En outre, il faut aussi rappeler les différentes réalités évoquées par la négritude et la gamme des positions sociales que ses porteurs occupaient à Tafilelt dans les années 1930. La négritude englobait les paysans (autrefois) esclavagisée, connus sous le nom de Haratine (affranchis), des Amazighs à peau noire, des propriétaires fonciers arabes noirs, des Chorfas, dont l’arbre généalogique remonte au prophète Mohamed, des ‘Alims, érudits religieux, et des Soufis, guides mystiques (Boum, 2021) . Le noir pourrait être un dénominateur commun à toutes ces catégories sociales, différenciées par l’appartenance ethnique, la propriété et le prestige du savoir et de la lignée. Par conséquent, la négritude avait des significations changeantes qui compliquaient toute compréhension conventionnelle des catégories raciales comme étant liées à un statut social inférieur, ou de la négritude comme étant liée à l’héritage de l’esclavage tel qu’il apparaît dans les cadres prédominants (El Hamel, 2012). 

Par exemple, jusqu’aux années 1970, dans la ville de Fès, avec ses propriétaires d’esclaves noirs, l’ethnicité et la fracture rurale/urbaine constituaient des lignes de démarcation importantes pour les alliances matrimoniales et les liens de parenté, tandis que les Fassis noirs et à la peau claire contractaient entre eux des mariages et d’autres types d’arrangements de voisinage et d’affaires. Dans cette ville, des personnes à la peau foncée de Tafilelt se faisaient passer pour Chorfas, afin gagner du respect dans un endroit où ce genre de généalogie était pris très au sérieux. Ainsi, les frontières de la racialisation, de l’asservissement et du prestige peuvent être déconcertantes dans le cas des personnes à la peau foncée de Tafilelt, en raison de leur proximité historique et parfois même ethnique avec la famille royale, la dynastie alaouite. Par conséquent, la négritude était intriquée avec d’autres marqueurs, dont l’ethnicité, la classe, la parenté, la généalogie et le prestige du savoir (Boum, 2021). 

Destination 

Les migrants de Tafilelt, identifiables par leur teinte de peau plus foncée (mais pas tous), leurs vêtements, et surtout, par leur dialecte arabe et leurs personnalités intransigeantes, ont choisi Fès comme destination principale. Dans les années 1960 et 1970, Fès avait un lexique spécifique -- toujours en circulation -- pour désigner les personnes à la peau foncée comme « Sahraouis » ; une manière d’indiquer la géographie racialisée d’un nord à la peau plus claire et d’un sud à la peau plus foncée. Mais des termes plus péjoratifs étaient en usage, dont hartani, une référence directe à l’esclavage, et draoui, se référant à la vaste région du dar’a dans le Sud-Est. Draoui est un terme qui peut être utilisé de manière interchangeable avec Sahraoui ou noir. Toutes ces étiquettes indiquaient la localisation, mais aussi la géographie mentale du racisme, qui était clairement exprimée par des étiquettes comme ‘Abd et khādem, utilisées pour désigner les hommes et les femmes esclaves, mais qui pouvaient être étendues pour désigner toutes les personnes à la peau foncée. ‘Azzi et ‘Azziya, équivalent du mot en n…, sont probablement les plus fréquents dans les conversations régulières sur les personnes à la peau foncée, qu’elles soient marocaines ou pas. Dans toutes ces formulations, l’imaginaire social de la race a été construit autour d’une origine méridionale sombre, bien que nuancée par toutes les variables que j’ai introduites plus tôt (El Guabli, 2021). 

Cette codification complexe de la classe, de la généalogie et de la distinction au sens de Bourdieu a été inscrite partout dans la cartographie de Fès, une ville tournée vers l’intérieur mais ouverte vers l’extérieur sur ses périphéries rurales (Mezine, 1986). Les habitants « originels » de la ville vivaient dans la Médina, qui est devenue la « vieille ville » après que les Français ont construit leur propre « ville moderne » en dehors des remparts impénétrables de la Médina. La population originelle de Fès vivait à l’abri derrière des murs hauts et épais, et des quartiers sécurisés qui fermaient la nuit, une pratique maintenue par les Français pour soumettre la ville résistante au pouvoir colonial.

Fès s’étend dans une vallée alimentée par de multiples sources d’eau et rivières qui surplombe les montagnes du Moyen Atlas, au sud, et celles du Rif, au nord. Les jardins privés en périphérie, les arbres fruitiers dans les maisons et les terres arables appartenant aux familles fassies, ont garanti à la ville une sécurité alimentaire relative, avant la crise alimentaire de 1944 provoquée par la participation française à la Seconde Guerre mondiale. Malgré ces liens étroits de la ville avec sa campagne la plus proche, les populations voisines amazighes et arabophones résidaient rarement à l’intérieur des remparts de la Médina. Au contraire, les migrants de lieux spécifiques, avaient leurs propres quartiers, portant parfois le nom de leur lieu d’origine, comme Kasbat Chrarda, Kasbat Chraga, et ainsi de suite. Les nouveaux arrivants comme les Filala avaient leur propre kasba, Kasbat Filala, une forteresse militaire du XIIIème siècle que le sultan Rachid, transforma en une colonie pour les Filala qui s’étaient joints à son expédition militaire à Fès. Kasbat Filala est située à proximité du palais royal de Fès Djdid, où le quartier juif était également situé. La proximité du palais et la centralité de la négritude dans le protocole de règne de la dynastie alaouite (El Hamel, 2012) ont attiré des centaines de Filala à Fès Jdid, un quartier encore porteur à la fois de son identité noire et juive. 

Ces géographies parfaitement ethnicisées et racialisées ne signifiaient pas que les gens ne se mélangeaient pas dans les marchés, les pèlerinages vers les sanctuaires de saints, les cimetières, les mosquées, les ateliers d’artisans et les cercles de résistance nationaliste. De fait, il était facile pour les femmes migrantes de pénétrer dans les foyers fassis pour accomplir de multiples types de tâches pour leur subsistance. 

Le départ

Khnata a décidé de fuir Tafilet après la grande famine qui a frappé la région en 1936 et 1937, et après avoir perdu deux enfants, dont un à cause de la famine. Khnata a été mariée loin de son foyer de Rissani à un riche propriétaire terrien à Ksar Mezguida, sur la route des célèbres dunes de Merzouga. Ses beaux-parents étaient des membres arabophones du ksar, qu’ils partageaient avec des Amazighs Ait Atta et des familles chérifiennes. Il n’y a pas de date confirmée de l’âge où elle a été mariée à Abdellah, le fils aîné du propriétaire foncier, Abdelmalek. Cependant, la coutume, dans la région de Tafilelt, voulait que les préadolescentes soient déjà promises aux familles en tant que belles-filles pour un mariage qui devrait être consommé lorsque la fille atteignait la puberté. Donc, le mariage de Khnata aurait pu avoir lieu au début des années 1920. 

L’architecture des ksours, entourés de remparts, les normes consacrées de la division genrée de l’espace, amplifiées par la violence coloniale, empêchaient les jeunes femmes mariées de quitter leur foyer ou de travailler aux champs, une tâche qui incombait aux hommes parmi la population arabophone de Tafilelt. Par conséquent, le déménagement de Khnata de la maison de sa famille à sa nouvelle maison doit avoir été le seul voyage important qu’elle a entrepris, en tant que pré-adolescente. En tant que jeune mariée, Khnata n’aurait pas pu s’aventurer à l’extérieur de la porte de sa maison nuptiale, à moins d’être accompagnée d’une femme plus âgée, en tant que tutrice. Ces apparitions publiques étaient également très probablement limitées aux cercles intérieurs du ksar et concernaient principalement les obligations familiales et les cérémonies.

Au moment où Khnata eut ses premiers enfants, les Français gagnaient déjà plus de territoires grâce aux opérations militaires et à leur guerre contre les civils, qui comprenaient la démolition du système complexe et ancestral des canalisations d’eau, le bombardement des marchés hebdomadaires et la destruction au bulldozer des cultures, selon les récits oraux que j’ai recueillis. Et selon le dernier fils en vie de Khnata, pour désarmer complètement la population, les Français ont ordonné à chaque famille de livrer leurs munitions en nombre supérieur au nombre de fusils détenus par les hommes adultes du ménage. Pour se conformer à la réglementation française, certaines familles ont commencé à livrer des armes qu’elles avaient achetées pour respecter leur quota. Le beau-père de Khnata, Abdelmalek, a hypothéqué une partie de ses terres pour payer ses dettes. Dans ces conditions de guerre, d’endettement et de famine imminente, le mari de Khnata décida de quitter Tafilelt à la recherche d’un travail dans le sud algérien voisin. Quelques mois plus tard, elle a reçu la nouvelle dévastatrice que son mari n’était jamais arrivé à destination. 

Khnata devint veuve et mère de six enfants qu’elle commença à perdre à cause de la famine. La mort de son beau-père a redoublé sa perte, notamment quand elle et ses enfants ont été obligés de se soumettre à l’autorité de son beau-frère, une autorité secrètement méprisée et rejetée. La protection patriarcale a fonctionné aussi longtemps que son beau-père était en vie, après sa mort, elle a également perdu le reste de la succession, confisquée par sa belle-famille. 

J’ai peu d’informations sur la façon dont elle a organisé son départ, ou sur l’âge qu’elle avait quand elle a décidé de partir. Elle avait déjà perdu trois enfants : une fille durant la fameuse famine, une autre durant son long voyage à Fès, et un fils aveugle qui est tombé dans un puits et est mort avant son départ. Elle est partie avec quatre enfants, sur les traces d’autres membres de sa famille qui l’ont précédée dans cette ville et qu’elle espérait retrouver. Une fois son voyage planifié, elle a demandé l’aide d’un membre de sa famille et d’un ami amazigh de son défunt mari. Les deux hommes l’ont abritée à l’aube jusqu’à ce qu’elle soit hors de la portée de ses beaux-parents. L’un des hommes, ou les deux, l’ont accompagnée à Rissani d’où son voyage et son exil allaient commencer. Son premier souvenir d’avoir eu de l’argent en main doit être quand ce cousin lui a donné de l’argent après avoir vendu son manteau, selham, pour soutenir son voyage. 

Je l’imagine partant à travers les labyrinthes obscurs de Ksar Mezguida, un endroit que je ne pouvais pas supporter lors de mes visites d’enfance régulières dans la maison détériorée de mon grand-père décédé et sous les regards inquisiteurs d’enfants amazigh dont la parole m’échappait.  Je trouvais Ksar Mezguida étouffant à plusieurs niveaux. D’abord, je ne pouvais pas sortir des remparts toute seule ni jouer avec d’autres enfants dehors, en tant que fille. Deuxièmement, j’étais constamment perdue dans ses labyrinthes, et l’endroit m’a seulement remplie d’un sentiment de malaise et de manque. Et probablement sans aucune connaissance des actes de gentillesse et de générosité qui avaient accompagné le départ de Khnata de Mezguida, je n’aurais même pas supporté les courtes visites que je devais faire à la maison en ruine de « notre grand-père » sur l’insistance de ma tante.

Cependant, les actes de générosité et de gentillesse devaient être le seul espoir que Khnata cultivait en pensant à l’incertitude de son long voyage. Son itinéraire était fait de sentiers sablonneux, de routes pierreuses non pavées, de montagnes et de rivières, d’habitants sympathiques et moins sympathiques, et de groupes nomades, un chemin où l’amazigh était la langue dominante, une langue qu’elle et ses enfants ne parlaient pas. Mais comme le voulaient les normes de la protection patriarcale, sa traversée de ces territoires inconnus a été presque pavée par des personnes qui l’ont accueillie, en tant que ḍīft Allah, invitée de Dieu. Elles lui ont fourni un guide, ziṭṭāṭ, pour l’escorter à travers les géographies problématiques et les frontières ethniques inviolables des montagnes du Haut et du Moyen Atlas, qui séparent brutalement et relient profondément Tafilelt à Fès et Meknès. Son fils Abderrahmane, décédé en 2010, a rappelé leur traversée de rivières pendant des jours, générant chez lui ce qu’il a appelé une blessure à vie au dos. 

Après des mois de traversée, la famille a atteint sa destination, probablement en bus ou en camion pour la dernière partie du voyage. Aucun des enfants restants de Khnata n’était assez grand à l’époque pour pouvoir fournir des détails plus tard. À son arrivée, elle était assise dans la rue, entourée de trois enfants, dont un qu’elle allait perdre à Fès à cause d’une maladie non diagnostiquée. 

Je ne veux pas m’attarder sur ses sentiments à ce moment précis. Attendait-elle quelqu’un ? Avait-elle une adresse, un nom ? Ou attendait-elle un autre miracle ? À quoi pensait-elle ? Une prière aurait pu être sur ses lèvres puisque tous les récits que j’ai reçus à son sujet ont dessiné un portrait d’une femme pieuse et d’une foi forte. Elle n’a jamais manqué une prière, y compris des longues prières la nuit. Je l’ai senti à la fin des années 1960 comme une femme calme mais très anxieuse, mais vénérée par son entourage. Elle parlait rarement, souriait presque jamais, mais récitait une prière silencieusement, et souffrait d’asthme, probablement à cause de toutes les pertes qu’elle avait endurées. 

Lors de son arrivée a Fes, Khnata était très certainement vêtue de son yzar noire, ce long and large tissu non cousu, enveloppant tout son corps, et qui indiquait son origine, Tafilelt. Un passant l’a remarquée. M. Alaoui, un chérif, originaire de Tafileft, mais dont la famille, assez aisée, était établie dans la ville depuis longtemps. Il reconnut l’origine de Khnata à son yzar, et fut probablement touché par son désespoir manifeste. Après avoir échangé quelques phrases avec elle et sachant qu’elle n’avait pas d’adresse précise, sauf le nom d’un membre de la famille qui avait entrepris ce même voyage à Fès avant elle, l’homme l’invita à venir avec lui jusqu’à sa maison. Les actes de générosité de ce type n’étaient pas rares dans le Maroc colonial où la dépossession, le déplacement et la violence dans les campagnes ont déclenché un mouvement important de migration vers les villes et des actes de générosité et de solidarité entre les personnes engagées collectivement et sans distinction dans le mouvement de résistance. 

La famille de M. Alaoui vivait dans un quartier résidentiel adjacent à Bab Boujloud, la porte principale d’entrée à Fès depuis Tafilelt. Il était marié et avait une fille adulte instruite qui a développé une relation étroite avec les nouveaux arrivants. Khnata et sa fille sont restées dans la maison tandis que M. Alaoui emmenait les deux fils de Khnata à des ateliers d’artisanat pour une formation. Désireux d’apprendre à lire et à écrire, le plus jeune fils de Khanat, mon père Abderrahmane, a commencé à recevoir des cours d’alphabétisation de la fille de M. Alaoui dont il gardait un souvenir particulier. 

L’entrée de Khnata à travers les remparts de la vieille Médina de Fès était unique. La ville maure a été le lieu de naissance de l’une des classes urbaines, commerciales et intellectuelles les plus influentes du Maroc. Sa population, juive et musulmane, avait un fort sentiment d’appartenance à un passé andalou prolifique et était fière de son ascendance arabe, chérifienne ou simplement andalouse. Ainsi, le sentiment d’altérité s’est installé chez les nouveaux et les anciens venus et a été ressenti par beaucoup d’entre nous au contact des Fassis qui revendiquaient ces généalogies et ces origines privilégiées. 

La rencontre de Khnata avec M. Alaoui l’a amenée directement au cœur de la médina résidentielle de Fès. Elle n’est pas passée par des quartiers où vivaient les nouveaux venus. Elle a été immédiatement immergée dans le tissu social et les normes culturelles d’une ville, qu’elle devait décoder. Après le départ de M. Alaoui vers Casablanca, vers laquelle la bourgeoisie fassie déménageait, Khnata s’installa dans une chambre de location dans un quartier de classe moyenne, où elle vivait avec une famille élargie composée d’un couple et de leurs trois fils mariés. Khnata avait accepté de puiser de l’eau dans le puits du rez-de-chaussée et de la monter dans les trois étages qui composaient la maison en guise de paiement de sa location. Elle a passé plusieurs mois à monter et descendre l’escalier en répondant aux besoins de plusieurs membres de cette famille, avant que ses difficultés ne soulèvent les préoccupations de Zineb, l’une des belles-sœurs. Zineb l’a prise à part secrètement et lui a suggéré de trouver un moyen plus facile de survivre. Elle a donné à Khnata des vêtements usagés, du linge brodé et lui a fourni des noms et des adresses de familles. Khnata allait visiter ces familles pour vendre ces articles et en collecter d’autres qu’elle proposerait à ses acheteurs potentiels. Zineb a conseillé Khnata sur les prix, la qualité, la différenciation des classes et les filiations. Elle lui a donné les prix des articles qu’elle cherchait à vendre et lui a appris comment faire des bénéfices. Khnata a pu négocier une nouvelle position dans la maison, et a pu abandonner le portage de l’eau pour son nouveau travail. 

Intermédiaire du goût

La liberté de mouvement de Khnata n’a été rendue possible que par son statut d’allochtone, de travailleuse immigrée, qui n’était pas liée par des règles de respectabilité qui maintenaient les femmes riches et de la classe moyenne fassies la plupart du temps à l’intérieur de la maison (Mernissi, 1991). La division genrée de l’espace dans sa ville d’adoption n’était pas très différente de celles qu’elle avait laissée derrière elle à Tafilelt. A Fès, les règles du secret et de la vie privée ont permis de réglementer le comportement des hommes et des femmes, mais avec plus d’intensité et d’ordre pour les femmes. Ces règles se traduisaient dans l’architecture de la maison, dans laquelle une porte avant et une porte arrière, kharaja, s’ouvraient habituellement sur une rue marginale dans un quartier différent, autorisant plus d’intimité dans les mouvements des personnes dans et hors de leurs maisons sans avoir à affronter le regard de leurs voisins immédiats. Les femmes esclaves et migrantes étaient le moyen par lequel les femmes fassies nouaient des liens avec le monde extérieur. 

L’activité de Khnata n’était pas simplement le commerce d’articles. Il s’agissait également d’échanger et de diffuser le goût, et de permettre aux femmes de s’engager dans une activité génératrice de revenue, soit pour avoir une certaine indépendance financière, soit pour des raisons purement économiques, pour affronter les conditions coloniales difficiles. Les tissus précieux comme la soie, le lin, le coton provenant de l’Afrique de l’Ouest, et les articles brodés à la main, ainsi que les robes incrustées de fils d’or, que les femmes fassies étaient fières de recevoir en dot, devaient circuler d’une manière qui préservait l’anonymat aussi bien de leur propriétaire d’origine que de l’acheteuse. Il y avait des objets personnels comme des vêtements que les femmes portaient plusieurs fois et étaient prêtes à échanger contre quelque chose d’autre ou à céder pour de l’argent. Très codifiés, ces échanges devaient être réalisés selon un cheminement qui ne révélait ni leur origine ni leur destination finale. Ce recyclage du goût, et cette circulation des valeurs de classe étaient donc limités par un code généalogique strict dans lequel les vêtements devaient circuler en dehors de la lignée particulière dont ils étaient originaires. Il y avait aussi les objets haut de gamme et bas de gamme que Khnata devait sélectionner dans différentes présentations à différentes femmes, cette fois-ci en fonction non pas de la lignée, mais de l’origine de classe, du statut matrimonial et de l’âge de ses clientes. 

Bien que Khnata soit devenue bien connue comme dellāla, vendeuse/intermédiaire de ventes, ses visites devaient rester privées, et différents moments d’exposition devaient être fixés afin de préserver la vie privée dans les familles élargies, où les parents et les belles-sœurs partageaient la même maison. Elle avait besoin de développer un goût pour les tissus et de les assortir avec le statut et la richesse des femmes, ce qui nécessitait son immersion dans al-qa’ida, quelque chose que je traduirais par l’incassable, les manières normatives de faire, de dire et d’être. La vente et l’achat n’étaient pas des transactions routinières, mais des actes ancrés dans les normes sociales d’une société fassie interconnectée dans laquelle les familles étaient liées par des réseaux d’alliances matrimoniales, de parenté, de savoir et d’affaires. La confiance et la vie privée étaient essentielles, notamment dans les situations où la femme essayait de soutenir les revenus en baisse de son mari, parfois à son insu. 

Certaines des clientes riches de Khnata, qui sont devenues ses amies pour la vie, étaient des Fassies noires ou métisses. La classe marchande fassie a adopté la négritude comme partie de son propre tissu social, et pas seulement à travers l’histoire de la ville comme un centre important de traite esclavagiste. Les hommes fassis les plus aisés ont conçu des enfants avec des esclaves domestiques, mais certains se sont mariés loin de chez eux au Sénégal et en Côte d’Ivoire et ont amené leurs femmes et leurs enfants noirs avec eux à Fès. La négritude était pour ainsi dire une caractéristique dominante parmi les juges, les gouverneurs et les hauts fonctionnaires, propriétaires eux-mêmes d’esclaves, jusqu’à l’indépendance du Maroc. Ainsi, l’identité raciale n’a pas un sens uniforme, et la négritude n’est pas nécessairement identifiée à l’altérité et à l’expérience de l’esclavage ou de l’exclusion. Pour toutes ces catégories, c’étaient la classe, le genre et le statut social qui étaient des facteurs déterminants, pas la couleur de peau. Ainsi, la cartographie des identités raciales dans la ville de Fès était donc imbriquée dans des ordres symboliques, ethniques et matériels qui se chevauchaient. 

Je me rappelle Khnata pliant des vêtements et les pressant avec ses mains, ou avec une pierre pour les repasser. Je crois que je n’ai été témoin que de la dégradation de son activité, après que la plupart de ses clientes fassies et amies riches eurent quitté Fès pour Casablanca, fuyant après l’indépendance vers la nouvelle cité industrielle. Au lieu d’un sac, elle n’avait qu’une rezma, un tissu qu’elle attachait autour des vêtements soigneusement plié et bien entretenu. Bien que j’aie vécu en compagnie de Khnata pendant les neuf années qui ont précédé sa mort, je ne me souviens pas avoir été à l’une de ses expositions, et je ne crois pas qu’elle aurait voulu que je sois là. Ma scolarité a été une source majeure de satisfaction pour elle à un tel point qu’elle attendait à la porte de l’école pour obtenir des nouvelles immédiates après chaque examen dans mon école primaire. Cela dit, je suis allée lui rendre visite avec ma tante Habiba, qui a porté la rezma pour sa mère dans au et du marché des femmes vers la fin de sa vie. Khnata avait pris un emplacement dans la partie des femmes du marché à Baba Sagma, en dehors de la Porte bleue, Bab Boujloud. Ses clientes se recrutaient dès lors principalement parmi les milieux ouvriers de ce quartier, dont la plupart étaient également des migrants de Tafilelt, ou des personnes pauvres de la ville. Je lui ai rendu visite plusieurs fois jusqu’à ce que son asthme empire et qu’elle ne puisse plus prendre la montée d’une heure de la colline séparant sa maison de Boujloud, où le marché était situé. 

Normes de médiation

Dans ce marché, à côté de Khnata était assise son amie proche, Hajja Guessoussa, une ancienne esclave qui avait choisi d’être indépendante plutôt que de rester avec ses anciens maîtres. Beaucoup d’anciennes esclaves sont restées avec les familles qui les possédaient avant leur affranchissement pour diverses raisons, notamment le vieillissement, le manque d’options raisonnables et la profondeur des liens qu’elles avaient noués avec les femmes et les enfants de ces familles. Hajja Guessoussa a choisi de partir alors même qu’elle continuait à porter le nom de ses propriétaires, la famille Guessous. Elle a même effectué le pèlerinage à La Mecque, que seules les personnes aisées pouvaient se permettre dans les années 1960. Hajja Guessoussa était une amie proche de Khnata et lui a survécu pendant plusieurs années, raison pour laquelle j’ai pu en savoir plus sur sa vie. Hajja Guessoussa avait presque le même âge que Khnata, et les deux se ressemblaient dans leurs caractéristiques physiques. Et bien qu’elles soient venues de différents univers, elles étaient toutes les deux le produit d’histoires personnelles perturbées et de dislocation. Curieusement, à travers ces histoires, les femmes esclaves, comme Hajja Guessoussa, pouvaient devenir les détentrices d’un capital impressionnant que je vais maintenant identifier. 

En plus de son activité de marché, Hajja Guessoussa était également nggāfa, une habilleuse de mariées, une fonction essentielle dans la société fassie (Salime, 1994). Déjà dans sa Description de l’Afrique, Hassan el Ouazane, le Marocain du Nord capturé au XVIème siècle, connu sous le nom de Léon l’Africain, a noté la présence de ces femmes dans la ville de Fès. La pratique avait précédé l’époque coloniale où l’écrivain colonial Roger Le Tourneau écrivait sa thèse de doctorat la vie quotidienne à Fès en 1900 (1965), et consacrait un chapitre aux ngaffāt, ces anciennes esclaves qui habillaient la mariée. Bien qu’écrivant dans les années 1940, Roger Le Tourneau a mis l’année 1900 dans son titre, suggérant que rien n’avait changé à Fès depuis cette date. Il a parlé des neggafāt avec peu d’admiration, imposant clairement son regard racial colonial.

Les Nggafāt étaient affranchies, mais leurs maîtres leur confiaient la tâche de promouvoir leur richesse et leur image par leur activité de nggafāt. Elles géraient un capital impressionnant fait de vêtements coûteux, d’or, de pierres fines et de bijoux lourds, y compris des ceintures et des couronnes d’or et incrustées de pierres précieuses, nécessaires pour habiller la mariée pendant les cérémonies de mariage de sept jours. Les neggafāt étaient une profession organisée, travaillant par groupes de quatre : chaque groupe portait le nom du maître qui leur confiait son capital. Elles faisaient plus que vêtir la mariée en s’occupant du capital symbolique lié aux cérémonies et à leurs rituels les plus ouverts et les plus secrets. Redevables à leur famille d’accueil de présenter la mariée d’une manière parfaite, elles devaient également représenter sans faute leur maître en faisant bon usage de son capital, à la fois matériel et symbolique (réputation et statut). Le Tourneau (1956) les a décrites à la fois comme craintes et méprisées à cause de tous les secrets qu’elles gardaient et des codes qu’elles maîtrisaient et contrôlaient. Consultées sur les questions de mariage par d’autres femmes qui demandaient leur avis sur un (e) beau-fils ou belle-fille potentielle, elles se voyaient confier de nombreux secrets de famille qu’elles pouvaient garder ou risquaient de divulguer. L’une de leurs missions les plus délicates était de superviser le premier contact intime entre la mariée et le marié pendant leur nuit de noces. En raison des hiérarchies et de la division du travail dont leur organisation professionnelle avait besoin, la nggafā ne s’occupait pas de cette tâche, mais nommait une femme, la guellasa, assistante nuptiale pour être en compagnie de la mariée pendant quelques nuits. Elle devait aider les jeunes couples, présumés inexpérimentés, lors de leur première rencontre sexuelle selon des normes de douceur d’une part et d’obéissance d’autre part. Après avoir donné toutes les instructions nécessaires, la femme restait à l’entrée, assez près pour intervenir et assez loin pour respecter l’intimité du couple. Elle annonçait la virginité de la mariée et pouvait aussi garder le secret en connivence avec le marié. Après tout, il s’agissait de quelques gouttes de sang qu’elle montrait discrètement à la mère du marié, laquelle annonçait la nouvelle à la ronde, avant d’aller montrer cette même preuve à la mère de la mariée tôt le lendemain matin, pour une autre grande cérémonie dans laquelle la guellasa recevait des cadeaux généreux en espèces. Même si la virginité d’une fille était l’honneur de ses parents masculins, ce monde d’ordre patriarcal intangible était organisé par des mères ou des femmes proches et supervisé par des femmes noires. 

Après l’indépendance du Maroc, ces rôles ont été transférés à d’autres femmes qui possédaient le capital pour exercer la profession de ngaffā de manière indépendante. Le rôle de la guellasa a également disparu au cours des années 1970, après qu’une nouvelle génération d’hommes et de femmes a commencé à fuire le contrôle social en inventant leurs modes d’engagement et en rendant l’intimité du couple strictement privée.

Conclusion

Même si la négritude de Khnata et Hajja Guessoussa ne dénotait pas la même position racialisée, elles avaient servi de médiatrices pour la mobilité d’autres femmes, leur activité économique, leurs goûts, dans une maitrise parfaite des normes genrées de respectabilité, d’honneur de secret. J’ai esquissé ces deux biographies pour discuter de la signification variée de la négritude et des espaces symboliques qu’elle a permis et forgé. L’histoire de Khnata illustre une organisation genrée de l’espace et du travail et les solidarités interraciales entre les femmes. Son amie Hajja Guessoussa était l’une des nombreuses anciennes esclaves qui ont vécu à Fès après l’indépendance et dont les histoires ont été perdues et oubliées avec le temps. Certaines avaient des noms ; d’autres étaient appelées dada, ou khadem, quand elles vivaient avec les enfants et les petits-enfants de leurs anciens propriétaires, même lorsqu’elles vieillissaient et n’accomplissaient plus aucune tâche. 

Zakia Salime est boursière de Fulbright et professeur associée d’études sur les femmes, le genre et la sexualité et de sociologie à l’Université de Rutgers. Elle a été professeur associée invitee présidentielle au département d’études sur le genre et la sexualité des femmes à l’Université de Yale et professeur invitée à l’Université Paris-8 Vincennes-Saint Denis. Elle est l’auteur de Between Feminism and Islam: Human Rights and Sharia Law in Morocco (Minnesota 2011) et co-éditrice de Freedom Without Permission: Bodies and Space in the Arab Revolutions (Duke 2016). Elle a publié de nombreux articles sur le genre, le movement des femmes, l’islamisme marocain et les mouvements culturels et politiques des jeunes dans la region MENA et travaille actuellement sur un manuscript de livre sur le genre et les droits fonciers au Maroc. Le travail de Salime a été présenté dans le New York Times et le Washington Post. Elle est également co-éditrice de la série de livres « African Religions, Social Realities » avec Ohio University Press.

Traduit de l’anglais par Fausto Guidice

Notes
1. Je tiens à remercier Maha Marouan pour ses commentaires sur la première version de cet article. 

Bibliographie
Boum, A. (2021). The Life of a Tablet. In A. Bigelow (Ed.), Islam Through Objects, pp. 143-158. Bloomsbury Academic.

El Hamel, C. (2012). Black Morocco: A History of Slavery, Race, and Islam. Cambridge University Press.

El Guabli, B. (2021). My Amazigh Indigeneity (The Bifurcated Roots of a Native Moroccan). The Markaz Review.

Hannoum, A. (2020). Living Tangier: Migration, Race, and Illegality in a Moroccan City. University of Pennsylvania Press.

LeTourneau, R. (1965). La vie quotidienne a Fes en 1900. Hachette.

Mernissi, F. (1994). Dreams of Trespass: Tales of Harem Girlhood. Perseus Books.

Mezine, M. (1986). Fes wa badiyyatuha musaham fi taarikh al maghrib al-saadi 1549-1637. Kuliyyat al adaab wa al ulum al insaniyya. Ribat.

Salime, Z. (1998). L’Entreprise féminine à Fès, une Tradition. In A. Belarbi (Ed.), Initiatives Féminines, pp. 31-46. Le Fennec.