« Une nouvelle musique merveilleuse est destinée à sortir un jour de l’Afrique du Nord »
— Claude McKay, poète de la Renaissance de Harlem, 1931

L’histoire de l’essor de la musique gnaoua est fascinante et permet de comprendre les relations du Maroc avec l’Europe et l’Amérique depuis l’époque coloniale, ainsi que l’évolution des hiérarchies culturelles du royaume. Il y a quelques décennies, la musique gnaoua était une pratique marginale, désapprouvée aussi bien par l’élite culturelle marocaine que par l’establishment religieux. Aujourd’hui, la musique gnaoua est la plus connue des musiques issues du Maroc, voire de l’Afrique du Nord. En 2019, cette musique a été inscrite par l’UNESCO sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Comment le gnaoua est-il devenu le visage musical du Maroc ? Pourquoi les Nations Unies ont-elles choisi ce genre plutôt que la‘ala, la musique imposante du pays ? Dans cet article, j’examine comment la musique gnaoua a été élevée à son statut mondial d’abord par les intérêts (coloniaux) français et par les artistes de jazz afro-américains, de sorte que le récit dominant autour de la musique gnaoua est aujourd’hui un amalgame d’interprétations coloniales et universitaires françaises et d’interprétations musicales afro-américaines du genre.

Une interprétation décoloniale et une « revalorisation » de la musique gnaoua n’ont pas encore été écrites, comme nous l’avons vu pour d’autres genres musicaux marocains tels que la ‘aita ou l’abidat ar-rma, en partie parce que l’association de la musique gnaoua avec des acteurs extérieurs (non marocains) et sa domination par ces derniers ont découragé les chercheurs et les critiques locaux (Ciucci, 2010). Si les ethnographes colonialistes français ont négligé et « dégradé » des formes musicales comme la ‘aita et les chikhat, ce qui a conduit les chercheurs marocains à tenter de sauvegarder ces genres ces dernières années (Najmi, 2007), la musique gnaoua a souffert de la tendance inverse : elle a été jouée et survalorisée par les Français, puis par les chercheurs et artistes américains et les touristes, de sorte que toute tentative locale d’écrire sur cette musique touristique ne ferait que contribuer à sa popularité et à une « sur-recherche » (Button and Aiken, 2022). Les ethnographes coloniaux français étaient intrigués par la pratique soufie, et particulièrement désireux de photographier et d’exposer les interprètes gnaouas. C’est dans Souffles-Anfas, au cours de la décennie qui a suivi l’indépendance, que sont apparues certaines des premières critiques des représentations coloniales françaises de la musique marocaine, son rédacteur en chef Abdellatif Laâbi attirant l’attention sur le rôle d’Alexis Chottin, fondateur et directeur du Conservatoire National de Musique de Rabat (1929-1939 et 1956-1960), dont la bifurcation de la musique marocaine entre musique « classique » et musique « folklorique » continue de façonner le discours sur la musique au Maroc (Laâbi, 1967).

Soufisme colonial

Les cérémonies de transe-guérison ne sont pas propres aux Gnaouas. D’autres confréries soufies - les Issaoua, les Darqaoua, les Hamadsha et d’autres ordres nord- africains - ont des rituels similaires, utilisés pour guérir des maladies que les psychiatres occidentaux appellent troubles bipolaires, schizophrénie et épilepsie. Les responsables nord-africains ont longtemps méprisé ces pratiques dévotionnelles, non seulement parce qu’elles s’écartent des interprétations officielles de l’islam, mais aussi parce que, pendant l’ère coloniale, les administrateurs français ont soutenu ces ordres soufis contre les mouvements nationalistes, qui adoptaient une version plus puritaine de l’islam (Trimingham, 1998). L’administration française encourageait les rites et les festivals soufis pour contrôler les populations, mais aussi pour promouvoir le tourisme : les Européens étaient intrigués par l’hystérie soufie. Des cérémonies de transe soufie ont été mises en scène lors de l’Exposition universelle de 1867 à Paris. Le célèbre tableau d’Eugène Delacroix, Les Fanatiques de Tanger, peint après sa visite au Maroc en 1838, montre des gens dans un état de transe, selon ses propres termes, « se répandant dans les rues » dans « un état d’extase qui leur permettait de marcher sur des charbons ardents, de manger des scorpions, de lécher des fers rouges et de marcher sur des lames de sabre » (Sharpe, 2008). Mais dans les années 1930, le mouvement nationaliste marocain, en pleine expansion, s’indigne de l’utilisation coloniale du soufisme et dénonce les « imposteurs impériaux qui exploitent l’ignorance et la pauvreté [des masses] » (Spadola, 2013). Le sultan Mohammed V soutient la position nationaliste et, en 1946, il adopte un décret interdisant les processions de confréries telles que les Issawa, ainsi que l’établissement de nouvelles loges soufies (zaouaïa) sans son autorisation.

Au moment de l’indépendance, les gouvernements algérien et tunisien ont mis hors la loi une foule de confréries soufies, y compris des ordres originaires d’Afrique de l’Ouest comme le Stambéli en Tunisie. Mais au Maroc, en partie à cause de leurs liens étroits avec le palais, le gouvernement n’a jamais interdit les Gnaouas. Le Ganoui était considéré comme un guérisseur et non un agitateur, et les adeptes continuaient à pratiquer les lilas. Pourtant, après l’indépendance, l’élite culturelle et politique marocaine a rarement célébré la musique gnaoua, la considérant comme peu raffinée, un peu gênante, loin d’être aussi urbaine que le majestueux répertoire andalou du pays (‘ala), considéré par l’intelligentsia et le gouvernement comme un héritage du raffinement de l’Espagne islamique. Des féministes éminentes comme Fatima Mernissi ont soutenu que la croyance populaire en Aïcha Kandisha, un « démon féminin répugnant » aux « seins pendants » qui habite les hommes, était symptomatique d’une peur misogyne répandue de la sexualité féminine (Mernissi, 1987).

Les années 1970

La musique gnaoua est devenue populaire parmi les jeunes Marocains dans les années 1970, en partie à cause de ses associations croissantes avec la musique afro-américaine. Des groupes comme Nass El Ghiwane ont mélangé les rythmes traditionnels gnaouas avec des genres du Moyen-Orient pour créer un son contestataire puissant. Au cours des vingt dernières années, la musique gnaoua a acquis une grande popularité sur la scène internationale. Que ce soit sous sa forme « traditionnelle » ou sous la forme de divers mélanges de jazz gnaoua, de reggae gnaoua et de rock gnaoua, elle a captivé les auditeurs. La musique gnaoua étant devenue l’un des genres de « musique du monde » les plus populaires en Europe, elle est revenue dans le pays d’origine des Gnaouas, ce qui lui a conféré un statut plus élevé. Les Marocains de la classe supérieure font désormais jouer de la musique gnaoua lors de leurs soirées et dans les mariages. Le gouvernement parraine à Essaouira un festival annuel de Gnaoua, l’un des plus grands festivals de musique au monde, et des maîtres gnaouas autrefois pauvres sont invités à des émissions de télévision à leur retour de tournées mondiales.

La popularité de la musique gnaoua dans le pays et à l’étranger a soulevé toutes sortes de questions au Maghreb : pourquoi cette musique est-elle devenue mondiale ? Parmi les nombreux ordres soufis qui ont recours à la guérison par la foi, et parmi les innombrables genres musicaux nord-africains aux syncopes polyrythmiques, pourquoi cette musique a-t-elle captivé les auditeurs occidentaux ? Pourquoi les Marocains et les Algériens ont-ils laissé le fétichisme occidental de la transe soufie modifier les goûts nationaux et la hiérarchie culturelle ? La musique gnaoua a-t-elle voyagé de l’Afrique de l’Ouest vers le Maroc, comme l’ont soutenu les spécialistes occidentaux, de l’époque coloniale à aujourd’hui ? Ou bien cette musique, avec sa langue, ses rythmes et ses instruments, est-elle d’origine locale ?

La montée en puissance de la musique gnaoua a suscité de nombreux débats. Les praticiens dévots du tagnawit sont horrifiés de voir non seulement leur musique jouée en dehors de son contexte rituel, mais aussi la façon dont leurs pratiques religieuses sont commercialisées sous forme de « trance dub » et de « jedba beat » (Kapchan, 2007). Les croyants sont stupéfaits par l’insouciance des artistes et des animateurs occidentaux qui jouent avec des esprits puissants, en scandant leurs noms lors de soirées dansantes. En 2008, l’acteur américain David Carradine a joué dans un film français intitulé Kandisha, un « thriller surnaturel » sur Aïcha Kandisha, un « esprit maléfique du XIVe siècle ». (L’intrigue tourne autour d’un avocat qui doit défendre une femme accusée d’avoir tué son mari, alors qu’en réalité l’homme a été décapité par Aïcha Kandisha). Ce film sera le dernier de Carradine : quelques jours après que le film a été primé au Festival international du film de Mexico, l’acteur de soixante-douze ans est retrouvé mort dans un hôtel de Bangkok, une corde attachée au cou, aux poignets et aux parties génitales. Alors que les fans et les critiques de cinéma spéculaient sur cette mort mystérieuse, les croyants n’avaient aucun doute : l’acte était signé Aïcha Kandisha, le film s’était moqué de l’esprit et l’avait provoqué, et elle avait exercé sa vengeance de façon grotesque.

Les djinnologues

En 1899, l’anthropologue finlandais Edward Westermarck a fourni l’une des premières descriptions de « ce qu’on appelle les Gnaoua, qui entretiennent une relation particulièrement intime avec les jnoun, et qui sont fréquemment appelés à les expulser des personnes malades... Ce sont généralement, mais pas toujours, des Noirs du Soudan et ils forment une société secrète régulièrement constituée » (Westermarck, 1899). Il décrit une lila, une cérémonie de guérison gnaoua, ou ce qu’il appelle une « séance de spiritisme à la mode mauresque ». Préfigurant un débat qui sera lancé plusieurs décennies plus tard, Westermarck se demande quelles croyances ont leurs origines au Maroc et lesquelles viennent de l’extérieur. Il note les parallèles entre les systèmes de croyance du Maroc et de l’Orient : « Cette croyance, dans tous ses éléments essentiels et dans un grand nombre de ses détails, est identique à celle des Arabes orientaux, et l’on peut dire qu’elle représente, dans l’ensemble, une partie de l’ancienne religion arabe, malgré le grand mélange de races qui a eu lieu sur le sol africain » (Westermarck, 1899, p. 260). Dans son ouvrage ultérieur Rituel et croyance au Maroc (1926), Westermarck réitère ce dernier point : « Les jnoun maures ressemblent pour l’essentiel, et dans de nombreux détails, aux djinns de l’Orient ». Il suggère qu’Aïcha Kandisha - aujourd’hui considérée comme une jinniya typiquement marocaine, centrale dans le panthéon gnaoua - dérive de la jinniya du désert arabe Saliouah Ghoula.

Pourtant, Westermarck note que la ressemblance n’est pas « due à la seule influence islamique » et que l’influence a des sources multiples. Beaucoup de ces caractéristiques des djinns du Maroc et de l’Arabie sont communes au monde des esprits en général : par exemple, la croyance des Berbères du Maroc, des Touaregs du Mali et des Kabyles d’Algérie en des esprits (alchinen) qui habitent les rochers et les montagnes, et qui seraient absorbés par la « doctrine mahométane des saints ». Il conclut finalement qu’« en raison de notre connaissance très imparfaite des premiers Berbères, il est dans une large mesure impossible de décider quels éléments de la démonologie du Maroc sont indigènes et lesquels ne le sont pas » - bien qu’il appelle à une comparaison plus méticuleuse entre les pratiques maures et orientales, suggérant que le sacrifice de l’immonde est une particularité nord-africaine, et que la peur de la boucherie pourrait être d’origine berbère. Il attire également l’attention sur l’influence de l’Afrique du Nord-Ouest sur le Moyen-Orient, notant que les Maghrébins avaient la réputation, dans l’Orient arabe, d’être des maîtres ès « sciences occultes ».

Westermarck observe que certains djinns du Maroc auraient des noms soudanais (mais il ne dit jamais que tous les djinns nommés viennent d’Afrique de l’Ouest, comme d’autres l’affirmeront plus tard). Il dit que les principaux magiciens viennent du Souss, la partie la plus méridionale du Maroc « où l’influence nègre est considérable ». Il ajoute qu’il « ne fait aucun doute que les diverses pratiques liées à la croyance aux jnoun ont une origine soudanaise. Nous avons vu qu’il existe des relations intimes entre les jnoun et les Nègres, et que les Gnaouas, composés principalement de Nègres, sont experts dans l’expulsion de jnoun des personnes qui en sont troublées ». Mais il ne dit pas que le Gnaoua a été introduit par des esclaves noirs d’Afrique de l’Ouest - il parle de la région du Souss comme possible origine. Westermarck suggère que les esclaves noirs d’Afrique de l’Ouest auraient trouvé un contexte spirituel marocain « plus ou moins similaire » au leur, y compris des pratiques ostensiblement non islamiques comme boire le sang d’animaux sacrifiés. « Les Gnaouas ne sont pas seulement des exorcistes, ce sont de véritables adorateurs de djinns, buvant le sang de la chèvre sacrifiée », écrit-il. « Il est facile de comprendre que les esclaves noirs qui sont venus au Maroc ont trouvé la croyance maure dans les jnoun particulièrement compatible avec leurs propres superstitions indigènes et qu’ils sont entrés en relation étroite avec ces esprits par le biais de pratiques plus ou moins similaires à celles en vogue parmi leur propre peuple » (Westermarck, 2014, p. 381).

Westermarck écrivait, à l’apogée de l’expansion coloniale, au moment où les fonctionnaires coloniaux et les universitaires français attribuaient des identités et des généalogies aux différents groupes du Maroc - et à leurs pratiques musicales. Alexis Chottin a beaucoup écrit sur la musique marocaine sous l’égide du Service des arts indigènes du Protectorat (Pasler, 2015). Il a notoirement divisé la musique marocaine en deux catégories : la « musique classique », c’est-à-dire la musique andalouse avec son style raffiné et courtois, et la « musique populaire », influencée par le chant andalou et berbère et par la musique populaire d’origine étrangère, comme la musique des confréries noires (Chottin, 1939, p. 107 ; Cuicci, 2022, p. 48). Chottin a manifestement été influencé par les premiers ethnologues militaires et les spécialistes des affaires indigènes qui s’interrogeaient sur les origines des Marocains à la peau foncée, se demandant si les Haratine des oasis du sud-est étaient autochtones, ou d’origine kouchite est-africaine, ou encore un mélange de Méditerranéens blancs et de descendants d’Ethiopiens (Silverstein, 2020 ; Brémond, 1950). Westermarck n’a pas soutenu ces hypothèses coloniales particulières. Il considérait le Sahel et le Maroc comme plus liés que séparés, avec des pratiques spirituelles communes (qui étaient soit le produit d’une diffusion, soit d’une invention) ; il ne donnait pas non plus aux Noirs du Maroc une ascendance étrangère (comme le faisaient les coloniaux français).

Les ethnographes et les artistes français s’intéressaient de près aux Gnaouas. Comme l’a récemment montré l’historienne de l’art Cynthia Becker dans son récent livre Blackness in Morocco : Gnawa Identity Through Music and Visual Culture, l’identité gnaoua était en quelque sorte une construction coloniale, apparue avec le début de la domination coloniale française en 1912 (Becker, 2020). Lorsque les sultans ont levé l’interdiction de photographier, des hommes à la peau sombre portant des coiffes ornées de coquillages ont commencé à poser et à jouer des instruments pour les photographes étrangers et l’industrie touristique. D’anciens esclaves sont devenus des « Gnaouas » en se produisant devant les caméras étrangères (françaises pour la plupart), d’une manière dégradante comparable à celle des ménestrels à visage noirci aux États-Unis. Becker présente un bel ensemble de photographies de musiciens gnaouas posant pour des caméras étrangères, notant comment la fascination occidentale pour les musiciens à la peau foncée « en tant qu’incarnations de l’exotisme étranger » a conduit à la « codification » d’une identité gnaoua.

« De Harlem à la Kasbah »

Les artistes de jazz américains rencontrent la musique gnaoua dans les années 1920, peu après le début du Protectorat français. La Renaissance de Harlem s’est répandue de New York à Paris au cours des années 1920, inspirant Les Années Folles et le mouvement de la Négritude. Les expatriés afro-américains basés à Paris, fascinés par l’Orient, se rendent souvent en Afrique du Nord. En 1908, le peintre romantique-réaliste Henry Ossawa Tanner, originaire de Pittsburgh, passe plusieurs mois dans le nord du Maroc et peint des scènes de rue et des paysages, dont Palais de Justice (1908), où la fuite biblique vers l’Égypte se déroule sur fond de palais mauresque à Tanger. Jessie Redmon Fauset, romancière, rédactrice en chef de The Crisis (le magazine de la NAACP, Association nationale pour la promotion des gens de couleur), ancienne élève de la Sorbonne et l’une des rares femmes de la Renaissance de Harlem, a également visité l’Afrique du Nord, naviguant de la France à Gibraltar, puis à Tanger (Fauset, 1935).

L’un des premiers Américains à être frappé par la musique gnaoua fut le poète de l’ère du jazz Claude McKay, qui assista à une cérémonie de guérison gnaoua à Casablanca dans les années 1930 et écrivit avec émotion que les rituels de ces « sorciers de Guinée » lui rappelaient une cérémonie similaire pratiquée par les paysans de sa Jamaïque natale (McKay, 1937, p. 228). De 1930 à 1934, McKay vit à Tanger et suit la Harlem Renaissance dans les journaux locaux de langue européenne. C’est en 1928, chez un ami martiniquais à Casablanca, que McKay assiste pour la première fois à une cérémonie gnaoua. « Les Gueanoua [sic] exorcisaient une femme malade et ils dansaient et tournoyaient comme des diables », écrit-il dans ses mémoires, A Long Way from Home. « Je les ai regardés danser une sorte de rumba primitive, frapper leur tête contre des poteaux et se débarrasser de leurs vêtements sous le coup de l’excitation » (McKay, 1937, p. 297). Le chef-d’œuvre de McKay, Banjo, achevé à Tanger en 1934, inspirera par la suite le mouvement de la Négritude, équivalent dans le monde francophone du mouvement « New Negro », et mené par les poètes Aimé Césaire et Léopold Senghor. Et les liens que McKay a établis, dans les années 1930, entre les Caraïbes et l’Afrique du Nord, préfigurent un mouvement internationaliste noir plus large vers l’Islam et l’Orient. Cet observateur américain a également noté le lien entre les Gnaouas et la monarchie marocaine, et a revendiqué une similitude entre leur tradition et les pratiques afro-atlantiques du fait de leur origine ouest-africaine supposée une revendication qui gagnera en actualité, un demi-siècle plus tard, lorsque des musiciens de jazz commenceront à enregistrer avec des artistes gnaouas. La vision panafricaniste de Mckay d’une Afrique sans frontières, et des Gnaouas comme étant d’origine ouest-africaine, deviendra plus populaire dans les années 1960 avec l’arrivée des musiciens de jazz. Un parallèle sera établi entre le transatlantique et la transsaharienne, un vieux trope abolitionniste, qui prendra une tournure noire et entrera dans le monde de la musique de jazz, à commencer par l’album classique Blue Moses (1972) du pianiste Randy Weston (Aïdi, n.d.).

Paul Bowles était un autre Américain qui allait trouver les Gnaoua intéressants, bien que peu sophistiqués. En 1959, l’écrivain américain a voyagé à travers le Maroc pour enregistrer différentes musiques, dont le gnaoua, qu’il considérait (à la différence de Westermarck) comme une survivance de la musique de l’Afrique sub-saharienne. Bowles reconnaît « un mélange assez important de culture noire» mais en tant que berbérophile, il considère le Maroc comme « un terrain berbère tout comme le Mexique est un terrain indien ». Il minimisait l’influence arabe et « nègre » dans la musique locale. Selon lui, la musique marocaine, malgré la présence de vocalises arabes traditionnelles, n’est pas « strictement arabe ». À la différence de Westermark, Bowles considérait l’influence arabe comme corruptrice, et l’influence nègre comme facteur d’embellissement, mais pas sophistiquée : un « étalage continu d’artistes nègres gnaouas qui se torturaient au rythme de grandes castagnettes en bronze » (Bowles, 1942). En même temps, Bowles affirmait que les Touaregs, un peuple qu’il admirait beaucoup, n’avaient « aucun négroïsme [sic] directement retraçable dans leur musique. »

L’ère postcoloniale

En 1964, l’ethnologue française Viviana Paques a publié un livre intitulé L’Arbre cosmique dans la pensée populaire et dans la vie quotidienne du nord-ouest africain (ci-après « L’Arbre cosmique »), le premier traitement académique de référence de la musique gnaoua. Décédée en 2007, Pacques a exercé une influence considérable sur l’étude de la religion et de l’esclavage en Afrique du Nord-Ouest, après avoir effectué des décennies de travail sur le terrain dans la région de Marrakech. Elle était l’un des piliers du festival gnaoua d’Essaouira (lancé en 1998), et son ombre plane toujours sur les débats francophones autour de la musique et de l’esclavage au Maghreb ; selon certains témoignages, Pacques est devenue elle-même praticienne et mqadimma. Dans son ouvrage de 700 pages, elle soutient, comme si elle répondait à McKay, que la communauté gnaoua comprend non seulement des Noirs ou d’anciens esclaves, mais aussi des adeptes de « race blanche » - Arabes, Berbères et Juifs, qui s’appellent eux-mêmes « fils de Bilal» (Pâcques, 2000). Chaque Gnaoui s’identifie comme « esclave » et « noir » parce qu’il est enfant de Sidna Bilal, « quelles que soient ses origines ethniques ou sociales ». Si d’autres spéculent que le terme Gnaoua vient de la Guinée, du Ghana ou d’Agnaw (qui signifie « muet » en berbère), elle soutient que le terme provient très probablement de l’expression tamazight igri ignawen (« dans le champ du ciel nuageux » ou du vent turbulent), car les Gnaouas se décrivent comme le « peuple de la turbulence ».

Pacques a également vu plus de symbolisme phallique dans la cosmogynie gnaoua que les observateurs précédents. « L’ordre gnawa, » affirme Pacques, « se retrouve, avec des croyances et des rituels identiques, dans toute l’Afrique du Nord, de la Méditerranée à Tombouctou, de la Libye au Tchad et au Soudan ». Chapitre après chapitre, Pacques « décode » les rituels, les couleurs, les types d’encens et de bougies. « Tout est code », dit-elle, le grand tambour et le petit tambour représentent l’homme et ses organes génitaux. « L’homme a un organe féminin qui est son phallus... et la femme a un organe masculin qui est l’utérus ». Elle mentionne des symboles que les Gnaouas partagent avec d’autres ordres d’Afrique du Nord : le forgeron, qui est en mouvement perpétuel, représentant le cycle de la mort et de la résurrection (on l’appelle aussi le singe à cause des montées et descentes, terme qui se trouve être aussi un euphémisme pour l’organe sexuel masculin). Pacques a souligné la continuité entre les ordres maghrébins (comme les Gnaouas et les Issawa) et ceux du Sahara. Elle soutient que ce qui est vrai pour les Gnaouas l’est aussi pour les Issawa, qui parlent la même « méta- langue ». Pacques soutient qu’il existe un « vieux fond africain », une conscience mystique africaine, qui sous-tend la civilisation fondamentalement homogène d’origine saharo-soudanaise, et qui sous-tend la plupart des cultures d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique du Nord-Ouest. Elle évoque même la possibilité d’un Moïse saharien (Pâcques, 1995, p. 14).

L’Arbre cosmique a peut-être été progressiste et pro-africain dans le contexte francophone des années 1960 en montrant comment l’Afrique a fertilisé l’Europe et en dépeignant l’Afrique du Nord et de l’Ouest comme culturellement indivisibles, mais le livre n’a pas été bien accueilli dans le monde anglophone. Les universitaires américains allaient accorder un rôle plus important à la thèse de la transmission de l’Afrique de l’Ouest et découvrir de forts parallèles avec l’Atlantique noir, en déployant les concepts de diaspora, d’indigénéité et de culture, écartant les interprétations plus berbérophiles des auteurs de l’époque coloniale. Dans l’académie américaine, un livre influent qui présentait cet argument des continuités et des rétentions était Tuhami : Portrait d’un Marocain (1980, éd. fr. 2022) de Vincent Crapanzano, qui raconte l’histoire d’un jeune Marocain qui se croyait marié à la femme-démon Aïcha Kandisha. Citant Westermarck, l’auteur affirme que si la croyance aux djinns fait partie de la pratique islamique, la croyance marocaine en des « djinns nommés » comme Lalla Mira ou Kandisha, qui ont des noms formels et des caractéristiques spécifiques, sont des rétentions ouest-africaines (Crapanzando, 1980, p. 100-101). Il considère ces croyances comme des rétentions subsahariennes que les musiciens gnaouas ont transmises à d’autres groupes quasi soufis comme les Hamadsha et les Issawa. Cependant, Westermarck n’a pas dit que le nom ou l’esprit d’Aïcha Kandisha venait d’Afrique de l’Ouest, mais plutôt que son nom est distinctement d’origine orientale ; il spécule qu’il pourrait s’agir du culte d’Astart (Astarté/Ishtar/Tanit), vénérée par les Cananéens, les Hébreux et les Phéniciens, et que son mari Hammu Qayn était peut-être le dieu carthaginois Ba’al Hammon. Mais au fur et à mesure que différents mouvements sociaux sont apparus en Amérique – redessinant la carte de l’Afrique du Nord - plus de gens et de djinns se voit attribuer une origine noire.

C’est à cette époque qu’Abdelatif Laâbi lance son célèbre appel dans la revue Souffles à décoloniser les institutions culturelles élitaires du Maroc, héritées de la France, affirmant que la critique culturelle dans le Maroc indépendant était encore imprégnée d’élitisme et de préjugés, réduisant la culture marocaine à l’exotisme et au folklore. Le collectif Souffles appelait à une réévaluation de la culture populaire marocaine, énumérant une série d’artistes, de figures et de pratiques à réévaluer : « Haja El Hamdaouia, les cérémonies de la hadra, Aïcha Kandisha, les ghouls, les acrobates de la confrérie des Hmad ou Moussa » (Sefrioui, 2013, p. 168-169). Les Gnaouas intéressaient particulièrement les auteurs de Souffles car ils pouvaient constituer un pont vers la diaspora africaine et offrir une critique des colonialistes et de la monarchie. Pourtant, près de soixante ans après cet appel, et alors que la musique gnaoua est une forme de plus en plus populaire au Maroc, le récit entourant la musique gnaoua est toujours façonné par des acteurs extérieurs. De nos jours, ce sont surtout des universitaires basés aux États-Unis qui, s’appuyant sur les interprétations coloniales françaises et africaines-américaines, font circuler le narratif de la musique gnaoua comme étant d’origine diasporique et sahélienne et donc apparentée au blues ou au jazz.

Étiquettes américaines

Un ouvrage récent qui tente de présenter une histoire des Gnaouas est Black Morocco (2013) de l’historien Chouki El Hamel. Ce livre présente de nombreuses limites - notamment son affirmation selon laquelle le racisme est arrivé en Afrique du Nord avec l’avènement de l’islam, et sa division de la population marocaine en trois groupes délimités, les Arabes, les Berbères et les Noirs, comme si l’on ne pouvait pas être noir et berbère, ou noir et arabe, ou les trois à la fois.1 El Hamel injecte de multiples catégories raciales américaines dans l’histoire marocaine. Il n’est pas surprenant qu’il considère la musique gnaoua comme apparentée au blues et ayant la même trajectoire historique - un argument plus souvent entendu de la part de musiciens et de producteurs de musiques du monde que d’historiens.

Invoquant la thèse de la diffusion culturelle, El Hamel affirme que les Gnaouas constituent un « groupe social distinct » qui a « conservé nombre des rituels et des croyances de ses ancêtres, exprimés à travers ses traditions musicales uniques » (El Hamel, 2013, p. 269). Il affirme que « ce peuple fascinant » a un lien avec son héritage mandingue, soulignant que « Gnaoua » et « Griot » ont (apparemment) une racine étymologique commune. El Hamel considère la musique gnaoua à travers un prisme transatlantique, comme « analogue » au blues et aux negro spirituals chantés par les Noirs américains. Il considère aujourd’hui cet ordre soufi comme un « groupe ethnique distinct », doté d’une « solidarité ethnique » à une époque où peu de ses principaux pratiquants sont noirs, et où le rituel évolue rapidement et se commercialise. El Hamel définit la « diaspora » comme une identité partagée qui transcende les frontières géographiques et qui exprime un désir de retour au pays d’origine.

Citant le regretté théologien James Cone, El Hamel affirme que la musique gnaoua est très similaire aux spirituals noirs qui ont permis aux esclaves d’Amérique de « conserver une part de leur identité africaine » dans un pays étranger. Le récit d’El Hamel sur la musique gnaoua fait écho à l’histoire des negro spirituals et du blues dans le Sud d’avant la guerre civile, avec ses communautés et ses « loges » de marrons. Sous le règne de Moulay Ismail, dit-il, il y a eu une « grande dispersion des Noirs à travers le Maroc ». Alors qu’ils se « dispersaient » à travers le royaume, « ils ont fondé des centres communautaires où leur culture est célébrée ». El Hamel ne propose aucune description ou preuve de l’existence de tels centres communautaires. Le premier centre culturel gnaoua établi au Maroc est Dar Gnaoua, fondé en 1980 à Tanger (Alami, 2021). Les Gnaouas, écrit-il, comme d’autres diasporas africaines, tentent de « se réconcilier avec un passé fragmenté » - et une fois « reliés à leurs origines, ils ont le sens de la localisation ». El Hamel affirme également, sans preuve ni explication, que les cérémonies gnaouas se déroulent régulièrement parce que « l’esclavage lui-même a été la blessure initiale et, comme il n’a jamais été officiellement reconnu ou guéri, il était donc destiné à se répéter ». On ne sait pas trop où l’auteur va chercher ce baratin fonctionnaliste, mais cela soulève la question suivante : si les autorités marocaines reconnaissaient l’esclavage, cela mettrait-il fin à la nécessité de la cérémonie de guérison lila ?

Il ne fait aucun doute que la musique gnaoua a préservé la mémoire de l’esclavage au Maroc, avec des paroles parlant de souffrance et de privation, mais El Hamel ne montre pas en quoi les Gnaouas constituent une ethnie ou même un groupe social distinct (par opposition à une organisation, une culture musicale ou une lignée soufies). Il souligne l’exclusion et la ségrégation des Gnaouas, mais met ensuite l’accent sur leur assimilation et leur « longue intégration » dans la société marocaine. Les Haratine ont été décrits comme un groupe « ethnique », mais en quoi les Gnaouas sont-ils une ethnie ? Le flou conceptuel tient en partie au fait que, tout au long du livre, El Hamel ne définit jamais les concepts de race ou d’ethnie. L’histoire de la musique gnaoua qu’il décrit est davantage une description de ce qui s’est passé aux États-Unis après la Reconstruction, un processus de récupération historique et de formation d’identité qui a permis aux descendants d’esclaves de se mobiliser pour obtenir des droits en tant que Noirs américains dans une démocratie partielle. Une telle mobilisation des descendants d’esclaves n’a pas eu lieu au Maroc.

El Hamel n’aborde jamais non plus la question de savoir quels rituels ou pratiques musicales gnaouas peuvent provenir du Sahel. Il s’agit d’un débat complexe et spécialisé - et El Hamel doit s’engager davantage dans les travaux d’ethnomusicologues comme Philip Schuyler, Tim Fuson et Chris Witulski, qui ont examiné quels éléments du répertoire gnaoua, musicaux (pentatoniques) ou linguistiques, peuvent provenir du Sahel. Dans Gnawa Lions, l’ethnomusicologue Chris Witulski écrit (en réponse à El Hamel), que la pratique gnaoua est davantage liée à la piété et au fait de gagner sa vie, qu’à la nostalgie d’une patrie (Witulski, 2018). Pourtant, El Hamel se place solidement dans le camp de la « diffusion culturelle », affirmant que la musique gnaoua n’est pas seulement venue d’Afrique de l’Ouest, mais reprenant le célèbre argument de l’anthropologue Vincent Crapanzano, selon lequel les Gnaouas ont influencé d’autres « ordres mystiques (sic) » berbères et arabes également au Maroc.

El Hamel cite favorablement René Brunel, commissaire colonial français d’Oujda, qui a écrit sur les tariqas soufies marocaines, et a affirmé que les maîtres guérisseurs Issawa avaient adopté les rituels gnaouas, notamment l’utilisation du sang. Brunel a également soutenu que dans les années 1900, les ‘Abid Al-Bukhari avaient tendance à s’affilier en masse au même ordre (Brunel, 1926). L’historien Allen Meyers a proposé une critique de ce récit colonial il y a quarante ans, nous rappelant que les ‘Abid al-Bukhari ont effectivement été reconstitués par les Français après l’établissement du Protectorat français en 1912, mais ce n’est pas parce que des troupes noires se sont rassemblées dans une zaouïa particulière dans les années 1900 qu’il faut «projeter ces données dans le passé. Il n’y a aucune preuve que les ‘Abid aient été affiliés à un ordre religieux particulier avant cette époque ». De même, il n’existe aucune preuve que les ‘Abid aient introduit ces confréries et ces rites au Maroc, « pas plus d’ailleurs qu’il n’a été prouvé qu’il y ait eu une immigration soudanaise à grande échelle au Maroc dans les temps historiques » (Meyers, 1977). Le vif intérêt du colonialisme français pour les pratiques gnaouas doit être exploré plus avant. El Hamel n’aborde pas le soutien de l’État colonial ou du régime marocain aux Gnaouas après l’indépendance, mais note, de manière assez fantaisiste, que leur « existence même » est une merveille.

L’un des arguments les moins recommandables présentés dans Black Morocco est que les chercheurs arabes et musulmans, « aveuglés » par des « préjugés », ont évité d’écrire sur les Gnaouas et les rites de possession parce qu’ils les considèrent comme « une forme inférieure de soufisme - un culte influencé par les traditions noires païennes et adopté principalement par des personnes de classe inférieure ». C’est un bobard. La musique gnawa a attiré une attention académique considérable au Maroc en raison de sa mondialisation et de la montée dans la hiérarchie culturelle marocaine au cours des dernières décennies. El Hamel cite quelques études, mais ne s’engage pas dans les écrits du sociologue Abdelhai Diouri qui étudie et défend les pratiques gnaouas depuis quarante ans, ou de plus jeunes chercheurs comme Meriem Alaoui Btarny et le musicien-journaliste Reda Zine, qui fait un travail fascinant sur les gnaouas et l’afro-futurisme (Btarny, 2012 ; Zine, 2009). Ce qui manque, ce sont des travaux qui écrivent l’histoire des Gnaouas en se basant sur les textes et les sources locales, au lieu des sources coloniales.

Au cœur des débats américains sur les Gnaouas, il y a l’affirmation que non seulement les Abid al-Bukhari venaient du Sahel, mais qu’ils - et les esclaves suivants - ont apporté avec eux des pratiques musicales, des instruments et des croyances animistes, et que ces « rétentions » peuvent être entendues dans la musique gnaoua. Et, pour les commentateurs américains, c’est la raison pour laquelle cette musique est politiquement et moralement importante et doit être « sauvée ». Les « rétentions » se situent à quatre niveaux : les rituels, la langue, les rythmes (pentatoniques) et l’instrumentation (Diouf, 2013). Si les références verbales dans les chants gnaouas restent une référence indubitable à l’esclavage et aux origines sahéliennes/ « soudani », il n’est pas certain que les mots non arabes soient d’origine « sub-saharienne », ni que les instruments soient sahéliens, ni que les rythmes gnaouas contiennent une note pentatonique sahélienne qui a traversé simultanément l’Atlantique et l’Afrique du Nord.

Dans son récent ouvrage, Becker spécule sur les diverses étymologies de termes de la pratique gnaoua - le terme bangar dérive d’une « langue inconnue de l’Afrique subsaharienne », mais pourrait venir de wangara, « un terme initialement utilisé en Afrique de l’Ouest qui a pris différentes significations à différents endroits et à différentes périodes » (Becker, 2020, p. 128fn15). Selon elle, les allusions à Tombouctou dans les chants gnaouas sont des références à une patrie imaginaire, qui remplace « la famille biologique manquante ». L’origine du terme gnaoua a fait l’objet de nombreuses spéculations : on dit qu’il dérive de Guinée, Ghana, Kano, Agnaou, Maganin (possédé/fou). Becker pense que le terme a « migré » de la région de Kanuri au Nigeria et signifie « petits » ou « inférieurs ». Elle propose également que l’expression Bu Gangi vienne du mot zarma genji (esprit). Elle affirme que les qraqeb, castagnettes en fer utilisées par les Gnaouas, évoquent le pouvoir mystique du forgeron ouest-africain et imitent le son produit par « les chaînes utilisées pour enchaîner les esclaves ». Cela aussi est douteux - les abidat ar-rma utilisent également des instruments de percussion en métal. Et l’on ne voit pas bien à quoi riment toutes ces spéculations passionnées.

Un autre élément ouest-africain que l’on retrouve dans la musique gnaoua est la gamme pentatonique, avec ses notes de tierce et de septième bémolisées, que l’on retrouve également dans le blues. L’ethnomusicologue Tim Fuson remet en question cette affirmation. Dans un paragraphe très cité de sa thèse de 2009, « Musicking Moves and Ritual Grooves across the Moroccan Gnaoua Night », Fuson écrit : « Il ne semble pas y avoir une seule tradition ‘mère’ au sud du Maroc qui reproduise le son ou l’usage du guembri gnaoua » (Fuson, 2009). La représentation du guembri comme la première basse africaine - qui a voyagé vers le nord depuis son lieu de naissance en Afrique de l’Ouest - est donc compliquée par l’absence d’un « parent », mais aussi par le fait que si le guembri est joué dans un registre grave, la gamme gnaoua elle-même n’est pas particulièrement « grave. » De même, les chercheurs (comme El Hamel et Becker) qui parlent avec tant de confiance de « rétentions » dans la langue, la tenue vestimentaire et l’instrumentation n’envisagent pas la possibilité que ces éléments culturels - et le discours même qui entoure les Gnaouas - puissent être des « traditions inventées », créées par des fonctionnaires de l’État colonial ou post-colonial, comme le parasol royal et la garde noire ont été « recréés » en 1912 - ou simplement introduites par les interprètes en réponse aux demandes du marché. Les termes « Soudani » et « Bambara » utilisés dans les rituels d’aujourd’hui pourraient avoir été créés pour les spectacles, tout comme aujourd’hui les interprètes gnaouas invoquent de nouveaux esprits et crient « Aïcha Obama » « Aïcha Za’ara » (Aïcha la blonde) et « Waka-waka Africa » pour divertir les touristes occidentaux. Comme l’observe Chris Witulski dans Gnaoua Lions, son étude ethnographique de la performance gnaoua à Fès, la cérémonie gnaoua est passée d’un rituel soufi à un « spectacle africanisé », avec des esprits d’autres traditions locales introduits dans la lila, ainsi que des « actes de possession scandaleux, des musiciens se coupant les bras avec des couteaux, buvant de l’eau bouillante alors qu’ils étaient possédés par Sidi Moumen » (Witulski, 2018, p. 154). Qui peut dire que l’improvisation, l’ « invention » et la commercialisation en cours n’avaient pas lieu il y a un siècle, lorsque les fonctionnaires de l’État (colonial) s’intéressaient beaucoup plus aux pratiques des Gnaouas ?

En conclusion : dans cet essai, j’ai essayé de montrer que malgré les appels puissants du collectif Souffles à décoloniser l’image et le récit entourant les différents genres musicaux marocains, la conversation autour du Gnaoua a toujours lieu en dehors du Maroc, en particulier en Amérique où cette musique a une signification culturelle et politique particulière. Si les critiques marocains ont essayé de décoloniser l’image et le récit (dominés par les Français) de la musique ‘aita, abidat ar-rma et des chikhat, il est grand temps que les chercheurses marocaines revisitent l’histoire des Gnaouas.

Hisham Aïdi est politologue et cinéaste. Il est maître de conférences à la School of Inernational and Public Affairs de l’Université de Columbia. Il est l’auteur de Redeploying the State (Palgrave 2008), une étude comparative de la réforme du marché et des mouvements ouvriers en Amérique Latine ; coéditeur avec Manning Marable, de Black Routes to Islam (Palgrave 2009) ; et auteur de Rebel Music : Race, Empire, and the New Muslim Youth Culture (Panthéon 2014). En tant que journaliste culturel, son travail a été publié dans The Atlantic, Foreign Affairs, The Nation et The New Yorker. Aïdi est récipiendaire du Carnegie Scholar Award (2008), de l’American Book Award (2015) et du Hip Hop Scholar Award (2015). Il est également réalisatuer de trois documentaires – Malcolm X and the Sudanese (2020), A Thousand and One Berber Nights (2022) et Sister Aisha : Queen Mother of Harlem (2023).

Traduit de l’anglais par Fausto Guidice

Notes
1. Pour un examen plus détaillé du travail d’El Hamel, veuillez consulter “Moulay Ismail and the Mumbo Jumbo: Black Morocco Revisited,” Islamophobia Studies Journal (Spring 2023) https://iphobiacenter.org/wp-content/uploads/2022/08/BLACK-MORACCO.pdf?fbclid=IwAR0i1a76-aAfaWzUpsKIgEGnU24p42aet0sCXpqMKzWSQJ_cKKVrK2F8gNI.

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